Article rédigé par Gauthier Aubert*, le 24 mars 2006
À Rennes 2, université "pilote" car totalement bloquée depuis le 7 février, le débat sur le CPE est en partie pollué par le débat sur le blocage et celui sur les pratiques démocratiques.
"En partie" seulement car le comité anti-CPE local et les syndicats des personnels ne ménagent pas leur peine pour sans cesse ramener le CPE au cœur des débats, des discours, des motions, etc. : qu'on se le dise, la violence faite aux jeunes jetés en pâture aux patrons par la droite est telle qu'"on" ne peut rester sans rien faire. L'insistance sur ce malheureux CPE permet ce faisant d'occulter des questions beaucoup plus graves : celle du blocage de l'université et, surtout, celle du vote des étudiants au sein de cette institution.
Le blocage : une question complexe
Le blocage est en effet très préoccupant car nous sommes désormais dans une année à semestres de douze semaines chacun : l'arrêt de cinq semaines de cours (pour l'instant) compromet donc l'année universitaire, car pour qu'il y ait diplôme, il faut qu'il y ait eu cours (normalement). La solution réside donc dans un éventuel rattrapage des cours, impliquant un aménagement du calendrier des examens. Cette modification du calendrier est assez difficile à organiser.
Le maintien de la désormais peu utile deuxième session d'examen est une première gêne. Surtout, il faut convaincre les enseignants qui, quoique pour une très large majorité hostiles au CPE, sont, à ce jour, non-grévistes : de ce fait, ils ne se sentent pas forcément obligés de rattraper les cours, ou tous les cours, et peuvent légitimement estimer que, passée la date initialement prévue pour la fin des enseignements, le temps sera pour eux venu de se consacrer à leurs recherches.
L'attitude des enseignants face au rattrapage est en fait un assez bon révélateur de leur position par rapport au mouvement "de lutte" : les plus proches du mouvement acceptent l'idée de revenir faire cours en mai-juin, les autres sont plus réservés. Certains, parmi ces derniers, font valoir que l'empressement à rattraper les cours et à décaler les examens, ainsi que l'empressement à dire que l'on va le faire, fonctionne comme un feu vert pour les étudiants partisans de durcir le conflit. Ils trouvent là de quoi apaiser les angoisses des étudiants suivistes : puisqu'"on" peut toujours s'arranger avec les enseignants, pourquoi se retenir de bloquer ?
Pour décaler le calendrier universitaire, il faut aussi l'accord du personnel administratif, car c'est lui qui prépare les salles d'examen, imprime les sujets, prépare le travail des jurys, etc. La perspective de retarder le départ en vacances d'été n'est pas forcément vue d'un bon œil, notamment par ceux et celles qui ont de jeunes enfants. Le blocage de longue durée est donc un casse-tête pour la présidence de l'université.
Il est aussi, et surtout, une préoccupation concrète pour nombre d'étudiants et leurs familles. Les étudiants étrangers venus pour un an en France sont les premières victimes de ces longs blocages. La situation est aussi cause de gêne, pour ne pas dire plus, pour les étudiants aux revenus modestes, qui comptent libérer leur logement le plus vite possible pour aller gagner un peu d'argent en travaillant. Évidemment, pour les familles nombreuses, où chaque année compte, surtout si la fratrie est resserrée, la situation peut être particulièrement préoccupante. Plus largement, une interruption de cours de plusieurs semaines est désastreuse du point de vue pédagogique, tout spécialement pour les étudiants de première année, en plein processus d'acquisition d'une culture universitaire bien différente de celle du lycée, et, parmi eux, les plus pénalisés sont évidemment les plus faibles, ceux qui ont le plus besoin de régularité dans le travail pour espérer réussir. Le blocage est donc une formidable machine à renforcer les inégalités de tout ordre, entre les étudiants rennais et non-rennais, entre ceux issus de familles aisées et les autres, entre ceux ayant des facilités et ceux en ayant moins, toutes choses pouvant s'additionner. À l'extrême, l'étudiant sorti d'un lycée privilégié du centre ville, enfant d'enseignants et/ou de professions libérales, d'emblée parfaitement à l'aise dans l'institution universitaire, de l'autre l'enfant d'agriculteur ou d'ouvrier, première génération de sa famille à entrer à l'université et qui découvre un univers dont il ne maîtrise pas encore tous les codes.
Il est alors frappant de voir le relatif silence de la présidence de l'université sur cette question des conséquences sociales et pédagogiques du blocage de longue durée. Cette même présidence a en revanche officiellement fait le choix "de l'intérêt supérieur des étudiants" puisque chaque enseignant a reçu dès le tout début de la contestation un message lui demandant de faciliter la vie des étudiants qui voudraient aller dans la rue manifester leur hostilité au texte.
Concrètement, cette initiative a été lue par les activistes comme l'assurance que tout était désormais possible, dans une université qui a connu il y a deux ans un scénario comparable, avec plusieurs semaines de blocage lors de la "lutte" contre le LMD.
Hostile au CPE, le président est cependant hostile aussi au blocage, ne serait-ce que parce que, en tant que chef d'établissement, il a pour mission d'assurer la continuité du service public. Or, c'est là que se pose la question de la démocratie au sein de l'établissement.
Comment débloquer ? ou la question de la démocratie
Partie la première dans ce qu'il est convenu d'appeler "le mouvement", Rennes 2 se doit de rester "en lutte" : ne serait-ce pas en effet faire preuve d'égoïsme petit bourgeois de lever le blocage pour permettre aux cours d'être assurés alors que le CPE est toujours maintenu ? Ne serait-ce pas prendre le risque d'une exploitation par la droite ? Ce sont là les angoisses qui taraudent les membres du comité anti-CPE, pour lesquels il faut donc maintenir le cap coûte que coûte. Nul doute que, à l'Unef, beaucoup sont gênés par ce jusqu'au-boutisme, mais la pression exercée par SUD, la CNT ou la LCR est la plus forte, et, après tout, le gouvernement est de droite... Dès lors, toutes les manœuvres les plus grossières sont mises en œuvre.
Le sommet a été atteint le lundi 13 mars : ce jour-là, la présidence avait enfin décidé d'organiser un vote avec comptage des voix sur la question du blocage, vote étalé sur toute l'après midi. Le comité anti-CPE, craignant de perdre face à la marée montante de la majorité silencieuse qui attendait son heure dans le calme, a organisé, avant le dit vote, et alors que tous les étudiants désirant voter n'étaient pas encore présents sur le campus, un vote préalable, à main levée, assez confus, au terme duquel ledit comité, à la fois juge et partie, a proclamé le maintien du blocage.
Le président estimant pour sa part que cela méritait quand même d'être vérifié par un comptage individuel, lança l'opération de vote qu'il avait prévu, mais celle-ci fut interrompue au bout d'une demi-heure par l'intervention d'une sorte de commando cagoulé qui, usant de la force face au personnel légitimement paniqué, et sous les insultes des étudiants anti-blocage, a réussi à faire interrompre le vote, obligeant le président à ordonner la dispersion ... des anti-blocage. Il semble dès lors que la voie choisie par la présidence soit d'attendre que le gouvernement cède, et beaucoup s'y emploient, parmi les personnels, en participant massivement aux manifestations.
Un courageux comité d'étudiants anti-blocage, comprenant même des étudiants hostiles au CPE scandalisés par le double coup de force du 13 mars, plaide, seul, pour un vote selon des règles acceptables, et a reçu des promesses en ce sens de la présidence, qui doit cependant aussi avoir l'accord préalable de l'intransigeant comité anti-CPE.
La paroxystique situation rennaise – d'autant plus remarquable que c'est la seconde fois en trois ans que la majorité des 21 000 étudiants est ainsi prise en otage par un blocage de longue durée –, est, de ce fait même, révélatrice de l'inquiétante prise en otage de la gauche modérée par la gauche ultra, qui la terrorise par ses discours et, ici, sa pression physique. C'est ainsi que l'université prend des allures de territoire perdu pour la République.
Cette impuissance de la gauche modérée peut aussi être lue comme une démission du monde adulte face à une jeunesse qui ne se donne pas d'autres limites que sa propre volonté et fonctionne trop souvent à l'émotion, d'où une certaine violence. Le processus de régression démocratique qui en découle est sans doute profond et j'en veux pour indice que, désormais, l'idée d'un blocage ponctuel les jours de manifestation "pour obliger le plus de monde possible à y aller", principe en soi bien peu démocratique – car il s'agit bien de contraindre – est vu comme une sympathique mesure modérée tout à fait acceptable et raisonnable.
Face à cela, et quelque soit la position qu'adoptera le gouvernement et l'issue du conflit, la solution réside dans la création d'organisations étudiantes pérennes de "veille citoyenne", capables de réagir rapidement aux annonces de grèves, elles même annonciatrices de blocages, car il est certain que le meilleur atout des agitateurs est l'inertie de la majorité silencieuse qui met du temps à s'organiser, à comprendre les enjeux et les règles promulguées par les syndicats étudiants de gauche. Plus que sur le CPE, il importe donc de placer le débat sur le thème de la régression démocratique, qui renvoie à une des réalités profondes de ce mouvement ainsi que, hélas, de ceux qui ne manqueront pas de suivre. Il faut s'y préparer.
*Gauthier Aubert est enseignant-chercheur en histoire à l'université Rennes 2 Haute-Bretagne.
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