Article rédigé par Entretien, le 21 janvier 2005
À l'occasion du trentième anniversaire de la loi Veil, Mgr Henri Brincard, évêque du Puy-en-Velay, évoque la tragédie de l'avortement en France, ses conséquences personnelles et sociales. Dans une société portée à la violence, il appelle les catholiques "aux avants-postes du combat", dans la charité, avec lucidité, sans peur, confiants dans la puissance de la prière, "chemin de l'apostolat qui nourrit tous les autres".
Monseigneur, pouvez-vous nous rappeler la position de l'Église catholique sur l'avortement ?
Parlons d'abord de la beauté de la vie humaine. Elle est espérance pour celui qui la reçoit et exigence d'un engagement de la part de cette grande famille qu'est l'humanité. Disons un mot sur cet engagement qui concerne en premier lieu les parents : ils ont transmis la vie, cependant ils n'en sont pas les propriétaires mais les serviteurs.
L'engagement concerne aussi la société pour laquelle toute vie humaine est une richesse sans prix, richesse méritant les plus grands dévouements. "Mais pourquoi ?" dira-t-on. À cette question importante, il convient de répondre clairement.
Une réflexion conduite par la raison aboutit à la certitude que dès son commencement dans le sein maternel, l'embryon humain a une dignité qu'on ne décrète pas selon des critères inspirés par les circonstances. On ne voit pas, en effet, pourquoi on déciderait qu'une vie devient humaine à un certain stade alors que la science génétique moderne a montré que "dès le premier instant se trouve fixé le programme de ce que sera ce vivant : une personne individuelle avec ses notes caractéristiques déjà bien déterminées". Une société qui ne veut pas être une jungle où le plus fort l'emporte sur le faible, s'emploie à faire en sorte que l'existence du tout petit, sans défense, parvienne à son plein développement. Une telle société contribue au bonheur de la personne et à la vraie prospérité d'un pays.
J'ajoute ceci : aimé dès le premier moment de son cheminement terrestre et servi par ceux qui ont la charge de le faire grandir, l'enfant ne regrettera jamais d'être venu à l'existence même s'il lui faudra découvrir plus tard qu'il lui appartient de poser librement les actes conduisant au bonheur.
De telles considérations mettent la personne à l'abri d'intérêts égoïstes et fondent en vérité la légitimité des lois. Ce point de vue est, bien entendu, partagé par les chrétiens qui, dans la lumière de la foi, découvrent de nouvelles profondeurs à la dignité humaine : notre vie est reçue de Dieu. Elle est donc un bien sacré dont il nous appartient seulement de favoriser le développement, développement au service d'une destinée, celle d'un enfant de Dieu appelé à un bonheur inouï.
Pourquoi alors cette position de l'Église catholique sur l'avortement est-elle si souvent mal perçue par l'opinion de notre pays ?
Je ne sais si elle est mal perçue. Je crois surtout qu'elle dérange. Oublieuse d'une tradition d'humanisme qui a fait la grandeur de notre pays, notre société perd peu à peu ses repères fondamentaux au point de trouver normal l'inacceptable. Les consciences finissent par être anesthésiées par des lois injustes. Du même coup, les vraies positions de l'Église sur ce sujet, comme sur bien d'autres, sont passées sous silence lorsqu'elles ne sont pas présentées de manière si caricaturales qu'elles provoquent des réactions d'antipathie voire de haine. À cet égard, il faudrait se demander pourquoi certains grands médias sont si hostiles à l'Église catholique. À vrai dire, je ne m'en étonne pas. Quand on dérange, on déplaît. La vraie question est donc celle-ci : faut-il chercher à plaire à tout prix ? L'Évangile nous invite clairement à affronter de grandes et pénibles contradictions quand il s'agit de sauvegarder la vérité sur l'homme.
Pourtant l'avortement paraît être admis par notre société...
Ce consensus est, à mes yeux, problématique car il repose sur des propagandes trompeuses. Selon une vision méritant d'être qualifiée d'humaniste, vision à laquelle la foi chrétienne ouvre de nouvelles perspectives, l'avortement apparaît comme une tragédie prenant aujourd'hui dans nos sociétés des proportions effrayantes. Des statistiques fiables – bien que rarement citées – nous apprennent, en effet, que le nombre annuel des avortements en France est d'environ 200.000. Depuis 1975, année de la loi Veil, le chiffre total des avortements dans notre pays provoque à la fois un frémissement et des interrogations bénéfiques.
Interrogeons-nous donc sur : 1/ le droit que s'arroge une société d'enlever arbitrairement à l'être humain son droit inaliénable d'exister ; 2/ les dérives d'une loi qui, à l'origine, avait distingué "dépénaliser et légaliser", accordant de surcroît au corps médical la clause de conscience ; 3/ la responsabilité de chacun par rapport à une tragédie que certains médias influents – par exemple, la télévision – occultent au point de chercher à la banaliser, au moins sous certains aspects.
Non, un avortement n'est jamais un acte banal !
Un tel acte est d'abord un coup terrible porté à la dignité du corps de la femme. Ce coup la frappe également au plus intime de son cœur, y laissant une blessure profonde. Il met aussi en cause le juste sens de la paternité.
Un tel acte aussi interroge le médecin au plus intime de sa conscience car il le met en contradiction flagrante avec une mission dont la grandeur était jadis rappelée par le serment d'Hippocrate. Il en va de même pour le personnel hospitalier.
L'avortement porte atteinte à la cohésion sociale, constituant une violence, source d'autres violences. C'est ainsi qu'il ébranle les fondements de la famille et de la convivialité humaine. Comment peut-il en aller autrement lorsqu'on livre le plus petit à l'arbitraire du plus fort et à celui d'intérêts puissants ?
Enfin, pour un catholique, cet acte dramatique constitue une très grave offense à l'égard de Dieu qui a voulu que l'homme coopère avec son Créateur et Père dans la transmission de la vie.
Que doivent proposer les communautés catholiques ?
Il est urgent que la société en ses différentes composantes se pose la question : "Que faisons-nous au niveau personnel, social et politique, pour apporter un soutien effectif au plus petit et à la mère ou au père démunis devant une grossesse ?"
Une telle question pousse l'Église catholique à se demander comment elle peut mieux servir la vie humaine à son commencement, comment aussi soutenir davantage les femmes vivant le mystère de la maternité, tout en aidant celles qui, meurtries par un avortement, ont tant besoin d'espérance.
En un mot, l'Église est appelée à œuvrer toujours plus au service d'une "culture de la vie". Elle le fait par diverses voies : de nombreuses actions en témoignent. Rappelons surtout qu'avec l'aide de la grâce de Dieu, l'Église catholique veut être aux avant-postes du combat au service de la dignité humaine. C'est pourquoi, pour l'Église, la lucidité est un devoir ; la peur, une mauvaise conseillère ; la confiance en la puissance de l'Amour qui a sauvé le monde, un motif d'espérance ! Une telle confiance s'acquiert notamment par la prière, chemin de conversion pour les cœurs, chemin d'un apostolat qui nourrit tous les autres. Ne l'oublions jamais, " celui qui prie tient le gouvernail du monde" !
À l'occasion du Jubilé de Notre-Dame du Puy, je souhaite que les communautés catholiques de mon diocèse oeuvrent sans jamais se lasser au service de cette "culture de la vie" et qu'elles fassent de plus en plus leur le cri de mère Teresa : " J'accepterai de prendre n'importe quel enfant, à n'importe quelle heure, la nuit ou le jour. Dites-le moi et je viendrai le chercher."
L'Église catholique doit-elle user d'influence politique pour changer le cours des choses comme cela a eu lieu aux États-Unis ?
Le service de la cité humaine est une grande mission. Elle ne peut donc laisser un catholique indifférent. Mais pour un catholique qui veut être cohérent avec sa foi, ce service est vécu dans la lumière des enseignements de l'Évangile. Certes, il n'est pas demandé à un croyant d'imposer ses convictions profondes ; il lui est seulement demandé de ne pas les renier. Comme vous le savez, saint Thomas More est le modèle et le patron de ceux qui s'engagent dans l'action politique. Il a préféré sa conscience éclairée par l'Évangile à sa vie d'ici-bas. C'est un " homme pour l'éternité ", comme l'a rappelé jadis un très beau film.
+ Henri BRINCARD,
évêque du Puy-en-Velay
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