Article rédigé par Nicolas Bonnal, le 10 octobre 2008
Les grandes œuvres ont toujours une dimension prophétique. Du film Matrix, distribué en 1999,
on ne peut que dire la même chose. Le chef d'œuvre des frères Washowski annonçait la crise du système actuel et la prise du pouvoir par les marginaux réfugiés dans la cité de Sion, et composés pour l'essentiel de Noirs. Contre le monde virtuel des Wasp anglo-protestants et des agents Smith, se dressait une résistance tellurique afro-américaine. Et nous sommes à un mois de voir — peut-être — un Afro-américain de père musulman et kenyan devenir le prochain président américain ; avec ce que cela suppose de changement ou de révolution pour le XXIe siècle à venir, qui sera multipolaire, multiracial, multidimensionnel, multi-tout...
Nous risquons en effet de nous retrouver dans l'atmosphère d'après troisième guerre mondiale annoncée par Einstein, sur fond de catastrophe écologique, de débâcle industrielle et financière et de lutte pour les sources de vie et d'énergie : il n'y a que voir comment la Russie prend pied dans le Caucase ou en Islande, portail d'entrée de l'Arctique et du futur, avec une maestria impressionnante, pendant que les Occidentaux restent rivés devant leur écran d'ordinateur.
En 2000, dans mon livre Internet, nouvelle voie initiatique (Belles Lettres), j'avais émis l'hypothèse d'une traduction kabbalistique et technognostique du réseau , et mis en garde contre cette liquidation de la réalité qui faisait du cybermonde où nous sommes trois milliards à vivre maintenant une illusion, et surtout un gaspilleur qui s'ignorait, pensant pouvoir vivre de l'argent virtuel gagné par la spéculation et les fantasmes virtuels. Je reviens au film.
Le mot "matrice" est un des plus riches de la langue : il est dérivé de mater, qui signifie mère — un élément qui fournit un appui ou une structure, et qui sert à entourer, à reproduire ou à construire. Dans le film des frères Washowski, la Matrice est univers virtuel réaliste dans lequel les humains sont enfermés, réalisé par des machines. Simultanément, le monde réel est une terre en ruines et polluée : les machines qui nous dirigent nous utilisent comme des piles Duracell, comme des sources d'énergie, ainsi que l'explique Morpheus à son disciple Néo. Céline parlait déjà de la mort à crédit, et l'on sait que dans les années 2000, décidément plus eschatologiques que prévu, les crédits à la consommation ou à l'immobilier ont explosé dans un monde voué à l'adoration de ces idoles que le pape a récemment, de nouveau, et en vain, dénoncées.
Comment le système, pardon comment la matrice tient bon ? C'est qu'elle produit une illusion qui enchante tout le monde ou presque. Les internautes qui naviguent pour se tenir au courant des belles vacances, de l'actualité people et des derniers progrès du viagra ou de la chirurgie esthétique se reconnaîtront. Dans l'œuvre des Washowski, qui fourmille de références à la maçonnerie, à la kabbale, à la littérature initiatique (le Graal, Alice au pays des Merveilles), il y a quand même des résistants qui tentent d'imposer leur monde tellurique (au sens de souterrain) ; ils ont un messie, Néo (on oublie que le mort désigne aussi un cancer dans le jargon médical), qui met fin à la trame illusoire des machines. Les suites commerciales du film sont plus décevantes et incohérentes, à l'image de cette décennie sotte, rapace et chaotique.
Il est inutile de revenir sur les sources du film : William Gibson, Platon, le gnostique Valentin, bien d'autres auxquels j'ajouterai le génial Criticón de Balthazar Gracian, père jésuite notoirement oublié aujourd'hui. Il est par contre intéressant de voir son embouchure : la matrice financière anglo-saxonne fait eau de toutes parts, et à la place du caricatural McCain, nous avons de bonnes chances d'avoir l'inexpérimenté et inspiré Barack Obama au pouvoir, avec les incalculables conséquences que cela peut avoir ; à savoir la fin de l'hyperpuissance américaine, et la remise en cause à terme de la matrice industrielle, idéologique et consumériste mise au point dans le monde anglo-saxon il y a deux siècles et plus.
Le grand écrivain catholique Tolkien l'avait dénoncée dans le Seigneur des Anneaux, dont on fit une passionnante trilogie il y a huit ans. Et je citerai pour terminer cette phrase extraite du Journal de Léon Bloy, autre prophète oublié (il est vrai que l'étude des œuvres complètes de Paris Hilton ou de Ronaldinho prend du temps) : De l'abaissement de l'Angleterre viendra le salut du monde... Nous sommes peut-être à la veille d'une libération des prisonniers de la caverne de Platon ! C'est au moins le message que contenait le film que nous avons évoqué.