Loi sur le génocide arménien : leur tête de Turc, c'est la liberté !
Article rédigé par Philippe Oswald, le 23 décembre 2011

Et rebelote ! Le 22 décembre, nos courageux députés (ils n’étaient qu’une cinquantaine à se « mouiller » dans l’hémicycle pour ce vote à main levé, une demi-douzaine seulement osant voter contre) ont à nouveau dégainé l’arme d’une « loi mémorielle » pour pénaliser la négation du génocide arménien de 1915. 

Vote irresponsable, désespérément stupide ! Se mettre à dos la Turquie – que nombre de ces mêmes élus voulaient intégrer à l’Europe ! – pour des forfaits perpétrés il y a un siècle alors que, à tort ou à raison, on mise sur elle pour jouer un rôle stabilisateur au Moyen Orient, notamment vis-à-vis de la Syrie, cherchez l’erreur ! 

Mais à l’approche des élections, foin de cohérence, tout est dans la posture : il y aurait un demi-million de Français d’origine arménienne dont 100 000 à Marseille. A Marseille ? Ne cherchons pas plus loin : c’est une députée UMP élue à Marseille (sud-est), Valérie Boyer, qui a trouvé malin de coiffer au poteau le PS en réactivant la proposition de loi socialiste du 12 octobre 2006, laquelle ajoutait un volet pénal (un an de prison, 45 000 euros d’amende) à la «loi mémorielle» de 2001 reconnaissant le génocide arménien. Ce volet pénal avait déjà été adopté en 2006 à une écrasante majorité, sauf que 448 députés manquaient à l’appel ! Pas fiers de bafouer la liberté d’opinion et d’expression -fût-ce celle de proférer des énormités qu’il revient aux historiens, non à la loi, de balayer. Comble d’hypocrisie, les députés comptaient alors sur le Sénat pour botter en touche…ce qui advint en effet, mais a peu de chance de se reproduire avec la nouvelle majorité sénatoriale de gauche (bien que les socialistes, François Hollande en tête, dénoncent aujourd’hui « l’électoralisme » de l’UMP dans l’habituelle commedia dell’arte).

« compétition compassionnelle »

C’est la loi liberticide du député communiste Gayssot (13 juillet 1990)  qui a ouvert la boîte de Pandore en rétablissant le délit d’opinion face à une « vérité » d’Etat comme au bon temps de la Pravda. S’ensuivit une décennie de « compétition compassionnelle » (l’expression est du député radical de gauche Émile Zuccarelli) qui nous vaut un empilement de lois prétendant donner le la en matière historique : à propos de l’esclavage, du colonialisme, de « l’homophobie », selon l’émotion et l’intérêt électoral du moment.  Et tant pis pour ceux qui ne disposent pas d’un poids suffisant pour faire adopter une loi semblable, par exemple sur les génocides «rouges» en Ukraine ou en Cambodge, ou sur celui du Rwanda, massacres pourtant plus récents et qui ne le cèdent pas, en atrocité, à ceux commis par les Turcs en 1915-1917.

Pour la liberté de la vérité historique

Des historiens, philosophes, sociologues, et des journalistes – de tous bords –  sont pourtant nombreux à réclamer haut et fort l’abrogation des lois « mémorielles » : déjà en 2005, dix-neuf historiens [1] avaient signé dans Libération (13/12/2005) la pétition « Liberté pour l'histoire » réclamant l'abrogation partielle de plusieurs de ces lois iniques, dont celle de 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien.  « Dans un Etat libre, disait leur pétition, il n'appartient ni au Parlement ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique ». « Et si les Turcs punissaient la négation du génocide vendéen? » s’interrogeait quelques mois plus tard Henri Amouroux dans une tribune du Figaro (29/11/2006) ? A présent, un autre membre de l’Institut, François Terré, reprend le flambeau dans Le Figaro (21/12 /2011) : la loi Gayssot, écrit-il, « était et demeure odieuse. Elle constitue une régression majeure par rapport à des libertés fondamentales » - à savoir la liberté de pensée, d’opinion et d’expression, inscrite dans la Déclaration de 1789, la liberté de la presse et de l’information (loi du 29 juillet 1881) et la liberté de la recherche scientifique (loi du 26 janvier 1984). Rien que cela ! Hélas, comme le déplore François Terré, un arrêt de la cour de Cassation (7 mai 2010) a confirmé en catimini la constitutionnalité de la loi Gayssot, jetant en pâture ces libertés fondamentales aux démagogues de tout poil qui se déchaînent en période d’élection. Décidément, dans cette affaire, ce ne sont pas les Turcs qui ont du souci à se faire pour leurs têtes, mais les Français qui croient encore disposer de la liberté de pensée. 

 

 

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[1] Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock