Article rédigé par Philippe Oswald, le 15 octobre 2011
C'était, nous avait-on dit et redit, pour éviter un bain de sang à Benghazi que la France a entraîné l'Onu puis l'Otan à intervenir en Libye contre Kadhafi. Où en sommes-nous sept mois plus tard ? Non seulement le bain de sang s'est malheureusement produit, mais il se poursuit sans relâche à Bani Walid (à 170 km au sud-ouest de Tripoli), vaste oasis où sont retranchés 1.500 combattants pro-Kadhafi, et avec une rare ampleur à Syrte (360 kms à l'est de Tripoli).
Cette ville portuaire naguère prospère, dont le CNT (Conseil national de transition) annonce la chute imminente chaque jour depuis la prise du port le 27 septembre, est devenue le Stalingrad de la guerre libyenne. On s'y bat maison par maison ou plutôt ruine par ruine puisque quatre semaines de combats et de bombardements ont dévasté la ville. Si l'on compte une centaine de morts et des centaines de blessés pour les seuls rangs pro-CNT, combien de victimes parmi les 20 000 habitants qui s'y terrent encore (sur 100 000 avant le conflit) ? Au printemps dernier, deux mois de siège et de combats à Misrata (250 km au nord-ouest de Syrte), cette fois par les forces pro-Kadhafi qui avaient tenté vainement de déloger les rebelles, avaient fait environ 1.400 morts parmi ses habitants.
A Syrte comme à Bani Walid, se trouverait un fils de Kadhafi pour diriger la résistance des derniers loyalistes : Muatassim, à Syrte, et Seïf al-Islam, à Bani Walid. Le CNT a annoncé la capture de l'un et de l'autre à plusieurs reprises, annonce à chaque fois démentie peu de temps après. Quant aux communiqués de victoires suivies de replis stratégiques des forces du CNT, on se lasse de les énumérer. Le 13 octobre, alors qu'ils disaient avoir cerné les derniers combattants kadhafistes dans deux quartiers de Syrte, les ex-rebelles avouaient avoir été contraints par la mitraille de reculer de deux kilomètres; au même moment, à Bani Walid, l'une des principales brigades engagées sur ce front se repliait d'une trentaine de kilomètres à cause d'un différend avec d'autres brigades accusées de ne respecter aucune consigne...
La résistance jusqu'au-boutiste des derniers soldats kadhafistes s'explique par le sort qui leur est réservé. La plupart préfèrent la mort à la capture - les conditions d'incarcération n'étant guère différentes dans la Nouvelle Libye de ce qu'elles étaient sous Kadhafi. S'y ajoute toutefois le racisme anti-Noir. Un nouveau rapport d'Amnesty International publié le 13 octobre dénonce les mauvais traitements et même les tortures infligées à des milliers d'hommes incarcérés ces derniers mois par les forces anti-Kadhafi. Selon ce rapport basé sur une enquête menée dans des centres de détention libyens et des entretiens réalisés avec 300 prisonniers, entre un tiers et la moitié des 2.500 personnes détenues -dont des femmes- sont des Africains subsahariens suspectés d'être des mercenaires. La plupart ont été arrêtés chez eux ou à des barrages, et non pendant des affrontements. Ils ne portaient ni uniforme ni arme au moment de leur arrestation. Des gardiens interrogés par Amnesty dans deux centres de détention ont ingénument confirmé et décrit les tortures infligées à leurs prisonniers pour leur extorquer des aveux.
Nous avons bien conscience que les autorités de transition sont confrontées à de nombreux problèmes, mais si elles ne rompent pas clairement avec le passé dès aujourd'hui, elles feront passer le message selon lequel il est toléré dans la nouvelle Libye de traiter les prisonniers de cette manière avertit Hassiba Hadj Sahraoui, la directrice adjointe du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient d'Amnesty International.
Mais la Nouvelle Libye peut-elle se distinguer fondamentalement de l'ancienne ? En un sens, oui : la main de fer de Kadhafi et ses réactions imprévisibles tenaient la dragée haute aux tribus et aux islamistes. Tandis qu'aujourd'hui, deux camps s'affrontent au sein du CNT : celui des opposants historiques à Kadhafi, qui ont mené l'essentiel des combats en s'appuyant sur les milices ( katibas ) dont les chefs, Ismaïl Sallabi et Abdelhakim Belhadj, libérateurs auto-proclamés de Benghazi et de Tripoli, sont de redoutables islamistes djihadistes [1] ; et les politiques tel le ministre de la Justice Abdel Jalil qui a l'oreille de l'occident. Mais ce modéré juriste en Charia et ancien ministre de la Justice (en tant que président de la cour d'appel de Tripoli sous Kadhafi, il confirma par deux fois la peine de mort des infirmières bulgares!), est aussi l'auteur de l'ébauche de la nouvelle Constitution selon laquelle Tripoli est la capitale, l'Islam est la religion, la Charia islamique est la source principale de la législation (A rapprocher de ce qu'affirmait quelques mois plus tôt Bernard-Henri Lévy dans les colonnes du Monde (24 mars) : Le Conseil national de transition (CNT) veut une Libye laïque !)
Ces informations préoccupent-elles les industriels français partis à la reconquête du marché libyen ? Une délégation conduite par le secrétaire d'Etat au commerce extérieur, Pierre Lellouche, et représentant 80 grandes entreprises, est arrivée le 12 octobre en Libye. La course aux contrats est à présent engagée contre des concurrents chinois, turcs ou allemands, bien décidés à casser les prix . Les massacres n'ont jamais empêché le buseness. Au contraire : tout est à reconstruire.
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[1] Belhadj a fondé et dirigé le Groupe islamiste Combattant -CIC- à l'œuvre en Afghanistan avant d'être livré à Kadhafi par la CIA et le MI-6- tandis que Sallabi qui dirige la Brigade des martyrs du 17 février est accusé par la famille de la victime d'avoir commandité l'assassinat du général Younès, parce qu'il était partisan de négocier avec Kadhafi.
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