Article rédigé par La Fondation de service politique, le 31 mai 2002
[Document] Ils n'ont parfois que 10 ans quand ils voient leur premier film X. Leur approche de la sexualité s'en trouve perturbée. L'accès au porno brouille les repères des ados. Initiés de plus en plus tôt aux images "hard", certains jeunes ne distinguent plus la fiction, où la fille ne dit jamais non, de la réalité.
"Les premières relations sexuelles sont délicates, mais quand le X sert de modèle, ça devient plus compliqué." Benoît Félix, intervenant en milieu scolaire
Il n'y a pas que les cassettes qui circulent en toute liberté. Il y a aussi les chiffres. À l'âge de 10-11 ans, un enfant sur deux aurait déjà vu un film porno. Cette assertion appartient à Denise Stagnara, auteur d'ouvrages d'éducation sexuelle. À l'occasion d'une intervention à l'école, elle a découvert que la moitié des enfants d'une classe de CM2 avait été confrontée à ce type de films. Depuis, l'information est reprise comme "la" vérité statistique, mesure affolante et désincarnée d'un phénomène qui tétanise les adultes ; certains y voient la source d'une recrudescence des violences sexuelles entre jeunes. Le X des enfants d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec le porno de papa. C'est du hard, crade et violent, qu'ils consomment sur la parabole, les chaînes câblées ou cryptées, à travers des cassettes échangées dans les cours de récréation ou dans les cages d'escalier. [...]
Stanislas, 14 ans : "On préfère les films réalistes, style documentaire." Ni gênés ni fascinés, ils témoignent avec une sorte de détachement : "Le premier que j'ai vu, j'avais 11 ans, je n'étais même pas formé, ça m'a traumatisé. Les copains qui étaient avec moi étaient plus âgés, ils regardaient ça d'un autre oeil", relate Stanislas, Lyonnais de 14 ans, vendeur de cassettes qu'il enregistre en douce, la nuit, sur des chaînes d'Europe de l'Est ; ses parents polonais captent des bouquets satellites. [...] Benoît Félix, du Centre régional d'information et de prévention du sida (Crips), écume depuis des années les établissements scolaires d'Ile-de-France. Ses interventions sont d'abord l'occasion d'un grand déballage des angoisses, questions et confidences liées à la sexualité. Depuis sept ou huit ans, les demandes des adolescents sont clairement dictées par le porno : la sodomie, les relations en groupe, ... "Les gars baignent là-dedans. Ils en parlent tout le temps." La sodomie, banalisée, presque prescrite par le porno, serait source de frustration pour les deux partenaires : "Les premières relations sexuelles sont délicates pour tous les ados, mais quand le X sert de modèle, ça devient encore plus compliqué." "Avant, le porno était destiné aux frustrés. Aujourd'hui, il va fabriquer des générations de frustrés", redoute Benoît Félix. À court terme, "ça accroît le malentendu qui existe déjà entre filles et garçons : eux croient que les filles, comme dans les films, pensent oui quand elles disent non".
Dans une cité de Trappes (Yvelines), garçons et filles séparés, un rendez-vous organisé par un éducateur qui doute que les adolescents acceptent de parler de "ça". La discussion démarre au quart de tour. Fathia, 16 ans : "La pornographie, elle est partout, même dans la bouche des enfants. Tu fais goûter tes petits frères devant la télé, et tu entends Lesly (Loft Story) qui dit qu'elle a envie de se faire ken (niquer, ndlr), ils parlent que de cul... [...] Ici, on ne garde pas les cassettes à la maison, c'est trop dangereux. "Il y a des cachettes dans la cité, on les connaît tous, dit Samir, 20 ans. Les petits matent ça de plus en plus jeunes, ils n'ont pas le vécu comme nous pour comprendre que ce n'est pas la réalité. À 10 ans, ils ne savent même pas qu'une fille a sa virginité. [...]
Samuel est amoureux, depuis un an, d'une fille qui "voudrait des relations" avec lui, et qu'il ne peut satisfaire. "La seule chose que je peux faire avec elle, c'est l'embrasser. À cause des films de cul, j'ai peur que ça l'incite à découvrir le sexe, à en avoir besoin. Je connais des filles qui y ont pris goût. Moi, à chaque fois que j'ai baisé, c'était par besoin, c'était pas des personnes que j'aimais, je désirais le sexe, pas la fille, je répétais des scènes de film dans ma tête. Une femme que tu aimes, tu vas penser à elle, tu vas la ressentir comme si c'était ta mère avec quelque chose en plus, la nuit tu vas penser à elle sans bander, tu vas avoir son visage gravé dans ton cerveau. Si tu fais l'amour avec une personne que tu aimes, tu regardes son visage."
Ombline, 15 ans : "On regarde ça comme un cours d'éducation sexuelle, on rigole." À 500 kilomètres de là, un village bourguignon niché entre vignes et forêts. Jocelyne est infirmière dans un IME (institut médico-éducatif) qui accueille des jeunes légèrement ou moyennement déficients intellectuellement, et dans un institut de rééducation fréquenté par des adolescents d'intelligence normale, souffrant de troubles du comportement. Il y a un an, les parents d'une élève de 13 ans ont porté plainte pour viol. Au lieu d'attendre le bus, elle était allée chez des jeunes de 18 ans vivant en appartement d'"autonomie sociale". "Déjà, on s'est aperçus qu'ils visionnaient tous des cassettes pornos. Elle, ça lui semblait normal de faire l'amour avec plusieurs garçons, elle a raconté ça aux gendarmes comme s'il s'agissait de boire ou de manger, pas du tout gênée." L'équipe éducative a entrepris un travail pédagogique plus explicite. "On était atterrés, admet l'infirmière, leur seule référence à l'amour et à la sexualité, c'est les films pornos qu'ils regardent chez leurs parents. [...] " Une bonne moitié des élèves regardent du porno en famille, selon Antoinette, institutrice. "En IME, les filles ne sont pas capables de prendre la pilule, si on leur montre des films éducatifs, elles disent : "Tu nous fais chier avec tes documentaires, tu peux pas passer du porno ?"" Ce qui est grave, selon elle, c'est que ces toutes jeunes filles qui acceptent d'avoir des relations avec des groupes de garçons se conforment à ce qu'elles croient être la norme. "Elles n'ont pas du tout l'impression d'être dans l'interdit."
Si l'on en croit Benoît Félix du Crips et Claude Rozier, médecin scolaire auteur d'une étude sur la consommation de porno (lire ci-dessous), depuis quel ques années, une minorité de filles revendiquent cette culture. "Avant, elles trouvaient ça unanimement dégueulasse." Contrairement aux garçons, elles ne s'affichent pas facilement pornophiles. Aucune des filles interrogées n'a confié être adepte. "Quand j'étais au collège, on connaissait les dix mecs qui n'y avaient jamais touché, c'était plus dur de savoir qui étaient les filles qui kiffaient ça", explique Antoine, Marseillais de 18 ans, en classe prépa. "Pour l'anniversaire de mes 13 ans, des potes avaient apporté une cassette, un truc bien glauque. L'an dernier, je suis sorti avec une des copines qui étaient à cet anniversaire, elle s'était mise dans le truc. Elle a voulu qu'on en regarde avant de faire l'amour, moi j'étais passé à autre chose, ça m'a gêné." Antoine sépare les garçons en deux espèces : entre 12 et 14 ans, tous regardent frénétiquement du X ; aux alentours de 15 ans, il y a ceux qui vivent leur vie et ceux qui restent scotchés aux films de cul et pour certains, les visionnent en groupe. Ombline, 15 ans, a déjà regardé ça avec des amies, "comme un cours d'éducation sexuelle, on rigolait mais on apprenait plein de trucs. Franchement, ce n'est pas excitant." Elle accuse les garçons de son âge d'être "obsédés".
Elles aussi baignent dans un univers de sexe à outrance. À partir de 12 ans, à peine réglées, elles se ruent sur les revues Girls ou Jeune et Jolie : "Devenez une déesse du sexe", "comment faire grimper Jules aux rideaux", "être une bombe au lit peut suffire pour qu'un garçon devienne définitivement accro à vous" etc. [...]
Romain, 15 ans : "Techniquement je connais tout, mais j'ai la phobie de la première fois. Finalement, on est trop en avance sur ce qu'on vit. Grâce à ma mère, je respecte les femmes, je sais qu'il ne faut pas les traiter comme des objets, mais pendant deux ou trois ans, je n'avais que des fantasmes dégueulasses pour me faire jouir. Aujourd'hui, je sais que je n'aime pas les trucs hard, j'ai envie d'une relation stable avec une fille, qu'on puisse parler de tout, essayer ce qui nous plaît."
Selon une enquête du CSA, le porno représente 27 % des films loués dans les vidéoclubs et via les distributeurs automatiques, les adolescents y ont accès librement, sans passer par la censure - toute relative - des loueurs ou des vendeurs. Mais la principale voie d'approvisionnement reste la télévision. Pour Didier Laru, pédopsychiatre au Fil Santé Jeunes, "ce qui est nouveau, c'est que des ados entre 12 et 14 ans entrent dans une sexualité brute, en "essayant" avec une copine, à un âge où d'autres se demandent encore comment on fait pour embrasser". Eliott, collégien de 13 ans, complexé par sa petite taille, résume : "Je suis passé des bisous sur la bouche avec mon amoureuse de maternelle au porno, à 10 ans, chez mes cousins. Je n'ai encore jamais roulé une vraie pelle à une fille, elles ne s'intéressent pas à moi." Le porno, de l'avis de nombreux éducateurs, a une utilité : il sert de support masturbatoire à une période où le plaisir solitaire est l'activité sexuelle principale des garçons. L'adolescent bien dans sa peau, reconnu, valorisé, rangera cette consommation au rayon des initiations obligées. Jules, 20 ans, comédien, a passé des nuits à "mater" avec ses copains de sport-études, dès l'âge de 12 ans, et il assure que ça n'a eu aucune influence sur sa vie sexuelle et affective, précoce, mais épanouie. "Mais pour celui qui n'est pas considéré, ce modèle de domination de la femme, simple esclave de ses besoins, peut avoir des conséquences", pense Benoît Félix.
Les professionnels de l'éducation à la sexualité jugent illusoire toute tentative de censure. "C'est une mauvaise réponse à de vraies questions qu'ils se posent sur leur corps, l'amour, l'autre sexe. Il faudrait pouvoir en parler avec eux, et même en visionner avec eux", estime une infirmière scolaire qui n'a pas obtenu l'autorisation de son proviseur pour organiser un atelier sur le sujet. Steve, 19 ans, aîné d'une famille de gitans sédentarisés, a fait un an de préventive pour une histoire de viol qui, selon lui, s'est dégonflée. Il a deux cousins en centrale pour viol aggravé en réunion [...] et deux petits frères qu'il entend protéger. Il pense que pour contrer les ravages du porno, on devrait en montrer à l'école et en parler avec les jeunes : "Un adulte leur dirait que la femme, elle est obligée de faire ça pour nourrir ses gosses ou sa famille, qu'elle joue la comédie, ça vaut toujours mieux que de vendre de la came. Le jeune qui découvre la femme par le porno, il va penser qu'elle est sexuellement sale, il va croire que toutes les femmes changent de partenaire toutes les cinq minutes. Il faut leur expliquer que les femmes normales, ce n'est pas comme nous. Elles, elles pensent au mec, pas au sexe.".