Article rédigé par Mgr Patrick Legal*, le 06 octobre 2006
Radio Notre-Dame a fait connaître le 4 octobre les questions que l'évêque aux armées françaises se pose à propos de l'intervention des troupes françaises au Sud-Liban. Les expériences passées ne sont pas sans inspirer de réelles inquiétudes à un prélat réputé très présent auprès des militaires.
Il ne cache d'ailleurs pas que ce sont des militaires eux-mêmes qui soulèvent les ambiguïtés du mandat de la Finul, sources possibles de graves malentendus. Il est rare qu'un évêque aux armées se croit autorisé à intervenir de manière aussi précise pour livrer son analyse d'une opération extérieure. Voici le texte intégral de la réflexion de Mgr Legal, également disponible sur le site du diocèse aux armées.
P:first-letter {font-size: 300%;font-weight: bold;color :#CC3300; float: left}L'INVASION du Liban par Israël en juillet dernier a d'emblée suscité de vives réactions et une grande émotion, démultipliée par les images et les commentaires véhiculés par les media auprès du grand public.
On était en droit d'attendre une réponse rapide et forte de l'O.N.U. pour établir un cessez-le-feu et le faire respecter. En 1978 lors de la première invasion du Liban par Israël, il avait suffi de quelques jours pour établir les résolutions 425 et 426 du Conseil de Sécurité et pour mettre en place les premiers soldats de la FINUL qui venait d'être créée [1].
Les choses ont davantage traîné en longueur après cette nouvelle invasion de l'été 2006. Certains ont pu regretter — voire critiquer — cette lenteur de décision de l'O.N.U. et des grandes puissances au risque, il est vrai d'une catastrophe humanitaire dans le Sud Liban, qui était annoncée.
Cependant, si ces délais ont été mis à profit pour offrir une réponse plus satisfaisante à la crise et corriger les insuffisances des dispositifs antérieurement mis en place, on ne peut que s'en réjouir.
Que vaudrait en effet un pseudo-règlement de la crise qui s'avèrerait rapidement inefficace ou qui substituerait une violence à une autre ? Même juridiquement bordé, il ne serait pas satisfaisant sur le plan éthique.
Ainsi, le redéploiement de la FINUL, décidé par la résolution 1701 (11 août 2006) du Conseil de sécurité, soulevait-elle plusieurs questions et justifiait-elle pleinement une négociation complémentaire. Du point de vue éthique, plusieurs questions restaient à éclaircir pour justifier l'opération envisagée par le Conseil de sécurité, avec le déploiement de 15.000 hommes, en soutien de 15.000 soldats de l'armée libanaise. Je voudrais évoquer ici trois points.
L'efficacité du dispositif
1 - Le premier point touche à l'efficacité du dispositif envisagé en vue de rétablir la paix et la sécurité. En effet, il ne serait pas légitime d'engager cette opération coûteuse et non sans risques pour les militaires engagés, en dehors d'une perspective raisonnablement assurée de remplir les objectifs envisagés. Il y va de la crédibilité de l'O.N.U. elle-même, du respect de la dignité des soldats engagés sur le théâtre et, bien sûr, de notre honnêteté vis-à-vis du peuple libanais. Or la longue histoire de la FINUL depuis 1978 manifeste malheureusement une incapacité chronique à honorer son mandat et notamment à recueillir et utiliser les renseignements pour anticiper les incidents, voire éviter leur déclenchement ou réagir au bon niveau pour éviter l'escalade ; c'est ainsi qu'en juin 1982 par exemple, la FINUL s'est trouvée inopérante face à la nouvelle invasion du Liban par Israël au point de se retrouver coincée derrière les lignes d'Israël et réduite pendant trois ans -au dire du rapport du secrétaire général des Nations Unies- à fournir dans la mesure du possible une protection et une assistance humanitaire à la population locale [2].
Plus grave, après le retrait d'Israël en 2000, la FINUL n'a pas su aider utilement le gouvernement libanais à rétablir son autorité sur tout son territoire et en particulier le long de la ligne bleue, frontalière avec Israël. Dès 2000, comme le reconnaît — là encore — le secrétaire général, la FINUL est le témoin passif de l'abandon par le gouvernement libanais du contrôle de la zone frontalière au Hezbollah agissant à travers un réseau de positions fixes et mobiles (le rapport du Secrétaire général précise que dans certains cas le Hezbollah assurait même les fonctions de l'administration civile ...) [3].
Ainsi, de fait, la FINUL, sur la base du mandat qui lui avait été confié en 1978, et régulièrement renouvelé, s'est avérée constamment impuissante — certes dans une situation très complexe — à atteindre ses objectifs et à rétablir une paix durable.
Si sur le plan politique, il paraissait difficile de ne pas réagir rapidement à la crise de cet été avec les moyens du bord pour obtenir et faire observer au plus tôt un cessez-le-feu au Liban, une exigence éthique de base — et peut-être simplement de bon sens — militait pour offrir une réponse mieux adaptée aux enjeux, qu'une simple reprise élargie du dispositif de la FINUL. Évidemment, cette réponse mieux adaptée requerrait un temps supplémentaire de négociations et sans doute du courage politique. Il paraît cependant sage d'avoir pris ce temps et de poursuivre encore cet effort pour rendre le mandat de la Force réalisable dans les conditions présentes du théâtre.
Bien sûr, cela implique de donner officiellement à la Force les moyens de se défendre elle-même ; le cas échéant, peut-être serait-il plus adapté de pouvoir s'appuyer sur le chap. VII plutôt que sur le chap. VI de la charte onusienne. Fondamentalement, ce qui apparaît essentiel à la lumière des errements passés, c'est la fermeté face à ses objectifs de l'armée libanaise que la Force est sensée aider selon la résolution 1701. Puisque la Force est là pour aider [4] et non pour agir de son propre chef, il faut que cette aide soit requise autant que de besoin pour assurer le plein déploiement sans retard ni tergiversation de l'armée libanaise le long de la ligne bleue, pour faire respecter une zone d'exclusion des armes et des personnels armés (hors la Force et l'armée libanaise) entre le Litani et la ligne bleue, pour sécuriser les frontières afin d'éviter l'entrée d'armes et de matériels connexes [5]. Si la Force n'avait qu'un rôle assez vain de contrôle et d'appui à une action humanitaire, on en reviendrait à la situation qui a prévalu jusqu'à l'été 2006, ce qui la délégitimerait : elle ne serait alors plus au service de la paix, mais passivement complice de la préparation d'un nouvel épisode de la guerre et sans doute plus violent encore.
Le poids de l'opinion
2 - Un deuxième point me semble mériter attention : les démocraties occidentales restent largement tributaires de leur opinion publique pour décider et pérenniser leurs engagements, notamment en matière de défense et de sécurité. Aujourd'hui, les opinions publiques occidentales appellent toutes à un cessez-le-feu durable au Liban et soutiennent donc les initiatives de l'O.N.U. visant à l'envoi d'une force renforcée pour faire respecter le cessez-le-feu. Demain, au vu des difficultés que pourraient rencontrer la Force de stabilisation dans l'exercice de son mandat, ces opinions pourraient basculer et conduire à un désengagement prématuré ruinant les perspectives envisagées par les résolutions du Conseil de sécurité.
Certes, un parallèle avec l'évolution des opinions publiques anglaise, espagnole ou italienne vis-à-vis de l'engagement de leur pays en Irak, n'est pas tout à fait approprié, mais peut faire réfléchir : il convient en effet de constater que la FINUL nouvelle formule va se trouver placée en interposition entre des acteurs (le Hezbollah et Israël) caractérisés par une culture de l'affrontement, de la violence ou de l'usage non proportionné des armes, en total décalage avec l'état d'esprit régnant dans les démocraties occidentales. Comment réagira l'opinion publique de ces démocraties si la FINUL devait se trouver acculée à faire usage —voire un usage intensif — de la force armée (dans une situation de légitime défense ou de redéfinition de sa mission pour contraindre le Hezbollah au désarmement par exemple), si elle devait mener des actions impliquant des victimes d'un côté comme de l'autre et notamment parmi les civils ?
La logique des démocraties occidentales est une logique d'action en faveur d'un retour à la stabilité et à la paix — refusant tout recours à la violence — (certes, cela ne va pas sans maladresses et sans quelques arrière-pensées). La logique du Hezbollah et de ses soutiens étrangers est quant à elle une logique de recherche du leadership dans le monde moyen-oriental et musulman. Dans cette perspective, le recours à la violence n'est pas exclu et le droit international humanitaire n'a qu'une autorité relative.
La mise en œuvre décisive de la résolution 1701 implique donc une information et un travail de sensibilisation auprès du grand public en vue de faire comprendre et accepter les risques relatifs à un engagement militaire au Sud-Liban. Plus largement, cela implique de ré-enraciner l'esprit de défense dans la nation pour qu'elle apporte un vrai soutien aux militaires opérant en l'occurrence au Liban, soutien qui ne se démente pas à la première difficulté. Cela implique de découvrir le rôle de l'usage de la force armée — usage maîtrisé et en dernier recours —, mais usage qu'on ne peut exclure et dont on sait qu'il peut avoir des conséquences malheureuses, bien qu'au service de la recherche de la paix.
Droit d'ingérence
3 - Un troisième point retiendra encore notre attention. En 1999, dans la crise du Kosovo, on s'était appuyé sur le concept nouveau du devoir d'ingérence pour justifier une invasion du Kosovo visant à éviter un génocide. Les faits et la réflexion ultérieure ont manifesté la fragilité de ce concept (de droit d'ingérence) et les inconvénients graves qui avaient pu résulter de sa mise en œuvre — d'ailleurs sélective — [6].
Au Liban, la situation semble être tout autre puisque le gouvernement libanais lui-même était demandeur dès l'origine de la FINUL et à nouveau lors de la crise de cet été. Ce n'est donc pas en dehors de lui, encore moins contre lui, que l'O.N.U. interviendrait au sud du Litani, pour éviter un désastre humanitaire et humain tout court.
Cependant, si le gouvernement libanais est demandeur du redéploiement de la FINUL, il est clair que sa requête ne rejoint pas identiquement celle d'Israël qui est aussi demandeur aujourd'hui de la présence d'une force onusienne au Sud-Liban. Le décalage essentiel concerne le contrôle effectif de la frontière libano-syrienne pour éviter tout entrée d'armes et plus encore le désarmement du Hezbollah.
Comme l'indiquait sur les ondes de France Info, fin août, le maire de Naqoura, l'arrivée des éléments français de la FINUL est très attendue pour une action forte. Quant au désarmement du Hezbollah, cela nous regarde...
Ainsi construit sur une ambiguïté, le mandat de la FINUL rénovée pourrait bien faire l'objet d'une redéfinition rapide, bousculant la justification initiale de l'intervention de la FINUL : de l'appui d'un gouvernement souverain qui a demandé une aide, à la mise en œuvre d'une ingérence internationale pour pallier l'incurie du dit gouvernement et rétablir la sécurité malgré lui. On oscille ainsi entre une justification pleinement satisfaisante et une légitimation douteuse et source de malentendus en cascade.
S'il y a aujourd'hui unanimité pour souhaiter une action puissante pour restaurer la paix au Liban, on voit que la marge de manœuvre disponible est bien étroite. Ce n'est évidemment pas une raison pour ne rien faire, mais il ne serait pas plus judicieux de se voiler la face devant les difficultés de l'entreprise dont nous avertissent notamment les acteurs de la FINUL depuis 1978. Puisse le témoignage de ceux qui ont risqué leur vie pour restaurer la paix au Liban depuis 30 ans porter ses fruits aujourd'hui encore pour contribuer avec courage et discernement à une paix durable.
* Mgr Patrick Legal* est évêques aux armées françaises.
Pour en savoir plus :- Yves Meaudre, "Sud-Liban : la folie diplomatique", Décryptage, 29 septembre 2006.
- Roland Hureaux, "Liban : entre le marteau et l'enclume", Décryptage, 29 septembre 2006.
Notes[1] L'invasion par Isarël se déroula dans la nuit du 14 au 15 mars 1978. La résolution du Conseil de Sécurité date du 19 mars. L'arrivée des premiers contingents de la FINUL du 23 mars.
[2] Cf. site des Nations Unies – Département de l'information en coopération avec le Département des Opérations de maintien de la paix – N.U. 2006.
[3] Cf. ibid.
[4] Cf. l'usage constant de ce terme dans la rédaction du texte de la résolution 1701.
[5] Somme toute, c'est ce que demandait déjà le Conseil de sécurité dans sa résolution 1614 (2005) quand il demandait au gouvernement libanais d'exercer pleinement et effectivement son autorité exclusive dans tout le sud et de contrôler et de monopoliser l'emploi de la force sur l'ensemble de son territoire. Il s'agit désormais de lui en donner concrètement le pouvoir grâce à l'appui de la FINUL.
[6] Cf. à ce sujet les réflexions de T. Todorov in : Mémoire du mal, Tentation du bien, Paris 2000, p. 293-309 – Droit d'ingérence ou devoir d'assistance.
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