Article rédigé par Roland Hureaux, le 29 septembre 2006
Fallait-il que la France dépêche 2000 hommes sous casque bleu à la frontière du Liban et d'Israël ? Qui pourrait trouver à redire à première vue à cette noble mission de paix ? La France affirme, semble-t-il, sa place au Proche-Orient.
Par delà, c'est l'Europe qui, après des années d'absence, paraît retrouver un rôle dans la région.
Politiquement, pourtant, la mission est ambiguë. Les Israéliens depuis quelque temps déjà, se méfient de Européens, spécialement des Français, et ne sont pas enthousiastes de les voir là. Les Libanais — et les Arabes en général — considèrent que nous venons faire à leur place le sale travail des Israéliens : contenir et neutraliser le Hezbollah. On peut en outre se demander s'il était bien opportun que des soldats français apparaissent sous commandement italien (ce qui sera le cas bientôt) dans un pays comme le Liban.
Même s'il y a longtemps – les services spécialisés le savent bien – que notre position dans la guerre d'Irak ne nous exonère pas du terrorisme international, spécialement de celui d'Al Qaida, était-il bien nécessaire de s'exposer encore davantage ?
Est-il surtout de "bonne guerre", au sens premier du terme, d'aller se placer entre le marteau et l'enclume quand on n'y est pas en position de force ?
Le contingent européen est bien plus faible que Tsahal. Il est encore plus vulnérable qu'elle aux actions non-conventionnelles du Hezbollah.
Si d'aventure, on tire sur nos soldats, trois solutions. Ne pas riposter : est-ce bien digne d'une grande puissance dans une région où il est essentiel de ne pas perdre la face ? Tirer sur des Juifs, tirer sur des Arabes ? Les trois solutions sont inacceptables. Spécialement pour un pays où se trouvent présentes de fortes communautés se sentant liées à l'un et l'autre camp.
Qu'on ne voie dans ces considérations aucune forme d'esprit munichois. Münich, c'était à nos portes et c'était un danger mondial. Les affaires du Proche-Orient sont tendues depuis 1948 mais ne sont jusqu'ici qu'un problème régional. En dehors de la malheureuse expédition de Suez de 1956, nous avons jusqu'ici évité une implication directe. Et de toutes les façons, ce ne sont pas nos 2000 hommes qui résoudront les multiples problèmes de la région, d'autant qu'ils ne sont impliqués directement dans aucun des plus lourds : la question palestinienne, d'un côté, la menace du nucléaire iranien, de l'autre. Rien de comparable à la Côte d'Ivoire où nos intérêts directs sont engagés, où nous sommes présents en position de force et où notre présence est décisive.
Les affaires internationales sont graves. L'utilisation de la force armée est toujours une décision lourde de conséquences. On ne la manipule pas sans l'élémentaire vertu de prudence. Le général de Gaulle auquel on se réfère à tort et à travers dès que notre drapeau est hissé quelque part avait horreur de ce genre d'engagements qui, pensait-il, restreignait la liberté d'action de la France : non seulement il retira 500 000 hommes d'Algérie, mais encore il ne se hasarda qu'avec une extrême prudence dans ce qu'on appelle, aujourd'hui que ce genre d'entreprise est banalisé, les "OPEX". Comme aime à le rappeler Pierre Messmer, ses successeurs n'ont pas tous eu cette prudence. À partir de Giscard, ils se sont les uns après les autres engagés de plus en plus souvent sur les théâtres extérieurs. Il n'est pas sûr que ce soit la ligne à suivre.
Avions- nous le choix ?
Alors, dira-t-on, faut-il laisser seuls les Américains actifs dans la zone ? Répondons sans ambages : si c'est pour y patauger comme ils le font en Irak, oui.
On n'a pas encore pris garde que cette opération réduisait singulièrement notre marge de manœuvre dans les négociations en cours avec l'Iran sur le nucléaire. Les Européens, au travers du groupe de contact France-Royaume-Uni-Allemagne, s'y étaient engagés très loin. La France n'est désormais plus complètement libre de ses actes, ses soldats étant otages de la milice chiite, aux ordres de Téhéran. Comment pourrait-elle prendre désormais sur ce dossier une position en flèche si une action terroriste ou une opération de commando peut être montée à tout moment contre la FINUL ?
Mais dira-t-on encore : avions-nous le choix ? Fallait-il en août dernier se dérober honteusement quand l'opinion internationale a sollicité la France, si active alors sur la scène diplomatique, pour trouver une issue la crise ? Et bien, peut-être que oui. La France n'apparaîtrait pas moins forte en paraissant économe de ses troupes : un pays respecté ne s'engage qu'au compte gouttes, comme dans le "milieu", les vrais parrains ne manient pas la gâchette pour un oui ou pou un non ! En tous les cas, il ne fallait pas se laisser enfermer dans cette alternative désastreuse de la dérobade ou d'une aventure à haut risque. Pour constituer un contingent d'interposition des Nations-unies, on faisait appel jadis à des pays neutres ou en tous les cas à des petits pays : Suède, Kenya, Thaïlande, etc. Il aurait fallu faire pareil cette fois. C'est par une fâcheuse confusion des genres que les Européens croient se hisser au premier rang de la scène internationale en jouant ce rôle qui n'est pas celui d'une grande puissance.
L'opinion française, pour le moment, n'aperçoit pas cela. Elle trouve que le président Chirac s'en sort plutôt bien. La professionnalisation des armées permet à nos dirigeants de s'engager davantage sans se préoccuper d'elle. Mais au premier incident sérieux — et tous les experts pensent qu'il y en aura — elle prendra conscience de l'engrenage diabolique dans lequel nous avons mis la main.
On ne voit qu'un seul intérêt en définitive à cette aventure. Si les Américains sont tentés, comme on peut le craindre, de faire la guerre à l'Iran pour détruire dans l'œuf ses velléités nucléaires, nous aurons un alibi pour nous abstenir de participer à une telle opération, elle aussi à haut risques, sur le thème : " nous avons déjà donné ! "
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