Article rédigé par Jean-Germain Salvan, le 17 janvier 2003
Bafoués le 11 septembre 2001, les États-Unis se considèrent en guerre. Bien. Ils ont engagé leurs forces armées, leur services spéciaux, leur diplomatie en Afghanistan, avec des succès importants, mais partiels : le mollah Omar et Bin Laden courent toujours, et paradent sur les écrans d'Al Jezira.
Il serait présomptueux d'affirmer que le gouvernement installés à Kaboul contrôle même les banlieues de cette ville : le président Hamid Karzaï a essuyé les tirs de plusieurs assassins et reste nuit et jour sous haute protection. Dans les provinces, un système féodal s'est implanté, et il faudrait des moyens considérables pour l'éliminer. Au mieux, des années d'efforts politiques, économiques et militaires seront indispensables pour désarmer les trublions, rétablir la sécurité, éradiquer la production de stupéfiants, relancer l'économie, faire éclore une démocratie dans ce pays musulman. Ce n'est pourtant pas le principal souci des Américains... L'absence de pétrole en Afghanistan peut-il expliquer cette nonchalance ?
Car, très curieusement, les États-Unis semblent se désintéresser des problèmes afghans pour courir une autre aventure. C'est désormais l'Irak qui semble être leur principal ennemi.
Et pourtant, que de contradictions dans la position américaine face à l'Irak ! Le 1er janvier 2003, le président Bush a déclaré : " Saddam Hussein, avec des armes de destruction massive est une menace pour la sécurité du peuple américain. " Or le 3 octobre 2002, lors d'un colloque organisé par l'American Enterprise Institute - un groupe de réflexion conservateur - Richard Perle, directeur du Defense Policy Board au Pentagone, a ainsi répondu à la question : " Israël devrait-il intervenir dans une guerre contre l'Irak,si Bagdad lançait des missiles sur l'Etat juif ?
- Saddam a la capacité de lancer des missiles de relativement courte portée.... Mais leur nombre est relativement faible,et tous ne fonctionneront pas efficacement. Certains peuvent être détectés avant même d'être lancés... Et les Israéliens ont un système d'interception,l'Arrow,efficace contre un petit nombre de missiles... le risque pour Israël a été exagéré ".
Michael Hanton, de la Brookings Institution a ajouté un argument : " Les Scud ne fonctionneraient pas bien pour disséminer des agents chimiques ou biologiques. "
Comment expliquer que Saddam Hussein n'est pas une menace importante pour Israël, mais qu'il est un risque pour la sécurité des États-Unis ? Ou s'agissait-il simplement de dissuader Israël de participer aux côtés des Américains à ce conflit pour éviter la colère du monde musulman ?
En revanche, la Corée du Nord est dirigée par un horrible dictateur qui utilise toutes les méthodes staliniennes. Pour Warren Christopher, ancien secrétaire d'État de Bill Clinton, le cas de la Corée du Nord est plus urgent que celui de l'Irak. En effet, Kim Jong Il possède des armes de destruction massive ; on lui attribue trois ogives nucléaires, des moyens chimiques et biologiques. Il vient de chasser les inspecteurs de l'Agence internationale de l'Énergie atomique, de rejeter le 10 janvier 2003 le Traité de non-prolifération qu'il avait pourtant signé et de relancer la centrale de Yongbyon, capable de fournir de l'explosif nucléaire pour plusieurs armes, du type des bombes employées en 1945 contre le Japon.
Mais Kim Jong Il possède un instinct stratégique certain : il a parfaitement compris que le déploiement militaire américain face à l'Irak lui laisse le champs libre en Asie orientale.
L'économie de la Corée du Nord est en ruine, le pays exporte toutes sortes d'armes, et surtout des missiles à longue portée. Enfin, il dispose d'une armée de près d'un million d'hommes, dotée richement de chars, d'artillerie et de missiles. S'il est un pays qui devrait faire partie de l'Axe du mal, c'est bien la Corée du Nord.
Doit-on comprendre que les diplomates américains savent très bien que la Chine refuse toute réunification de la péninsule coréenne, et qu'elle a besoin d'une Corée du Nord militairement puissante pour peser sur le Japon et la Corée du Sud ? Il est aussi évident que les États-Unis ont besoin de l'aide discrète de la Chine dans la lutte contre le terrorisme islamique.
Doit-on comprendre que les experts militaires américains savent qu'il n'y a pas de chance de succès rapide contre la Corée du Nord sans risquer un conflit avec la Chine, et donc une deuxième guerre de Corée ? Ou l'absence de pétrole en Corée incite-t-elle les Américains à une grande indulgence ?
En tous cas, les États-Unis semblent avoir fort mal géré cette crise, d'une part avec la Corée du Nord, mais surtout avec la Corée du Sud. Vassal fidèle des États-Unis depuis un demi siècle, la Corée du Sud, sous la direction du président Roh Moo-Hyun, n'accepte plus les diktats américains.
Le régime de Pyongyang est solide aux yeux des Coréens du Sud : pour eux, il faut mener envers la Corée du Nord des politique et stratégies à longue échéance, négocier pas à pas pour préparer et organiser une transition entre le régime actuel et un successeur plus acceptable. C'est ce qui était enclenché depuis les accords de 1994. Les mesures brutales décidées par les Américains, incluant les armes conventionnelles dans les négociations sur les missiles, privant de mazout la Corée du Nord à la suite de la relance d'un programme d'enrichissement d'uranium nucléaire, ne pouvaient qu'aggraver la crise.
Se voulant rassurant, le président Bush vient de déclarer que " ce n'est pas un problème militaire, c'est une affaire diplomatique... La crise sera résolue pacifiquement ". Il sera difficile de faire admettre au monde musulman que les États-Unis n'utilisent pas deux poids et deux mesures dans leurs relations diplomatiques et militaires : brutalité au Proche et au Moyen-Orient arabe ; laxisme en Asie bouddhiste, confucéenne, ou marxiste...
Les contradictions américaines sont parvenues à fissurer le groupe de leurs amis occidentaux. L'Allemagne refuse de participer à un conflit contre l'Irak, comme le Japon et la Corée du Sud refusent les méthodes américaines à l'encontre de la Corée du Nord.
Même si l'Europe ne consent pas aux efforts indispensables pour sa défense, nous avons malgré tout une culture politique, historique et stratégique. L'Allemagne et ses alliés furent défaits dans les deux conflits mondiaux du XXe siècle pour avoir cru possible de se battre sur deux fronts. C'est ce que la sagesse populaire avait transcrit dans la formule : " Il ne faut pas courir deux lièvres à la fois. " Les États-Unis croient possible de se battre contre plusieurs États voyous à la fois, sans même avoir réglé l'affaire afghane. Puisse le réveil ne pas être brutal...
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