Les ratés de l'immigration choisie
Article rédigé par Jacques Bichot*, le 24 janvier 2008

La politique d'immigration choisie se met en place : deux arrêtés du 18 janvier "relatifs à la délivrance, sans opposition de la situation de l'emploi, des autorisations de travail aux étrangers" ont été publiés au JO du 20 janvier 2008.

Le premier concerne les ressortissants des nouveaux pays membres de l'Union : il fixe une liste de 150 métiers "ouverts aux ressortissants des États européens soumis à des dispositions transitoires". Le second s'applique aux étrangers ne venant pas de l'espace économique européen ; la liste des métiers "caractérisés par des difficultés de recrutement" qui leur sont "ouverts" est cette fois définie région par région.

Ces arrêtés ne précisent nullement que les candidats à un permis de travail doivent être des professionnels compétents dans l'une des spécialités qu'ils énumèrent : il suffit qu'ils souhaitent exercer une activité professionnelle dans un métier et dans une zone géographique caractérisés par des difficultés de recrutement et figurant dans la liste annexée au présent arrêté . Ces textes permettront donc à un quidam disant vouloir exercer le métier de dessinateur du BTP en Alsace ou d'opérateur de formage du verre en Aquitaine d'obtenir un permis de travail, même s'il n'a pas la moindre compétence dans ce domaine.

Voici donc ce à quoi aboutit, concrètement, le grand projet présidentiel d'immigration choisie : exiger des candidats qu'ils aient connaissance d'un fragment au moins de la liste fixée par arrêté, de façon à afficher leur volonté de travailler dans un secteur qui y figure ! On voit d'ici les contentieux qui surgiront lorsque l'administration voudra refuser un permis de travail à un paysan du Burkina-Faso déclarant qu'il veut exercer la profession ouverte de pilote d'installation de production cimentière en Bourgogne : les services de l'immigration auront beau expliquer qu'il n'a jamais vu une telle installation, les tribunaux ne pourront que donner raison au requérant.

L'impossible restriction au droit du travail

Supposons que Brice Hortefeux et Christine Lagarde, les deux ministres signataires de ces décrets, rectifient le tir en produisant de nouveaux textes qui, cette fois, exigeraient que le candidat apporte la preuve de ses compétences dans le domaine où il dit souhaiter travailler : une anomalie majeure serait supprimée, mais bien des problèmes se poseraient encore. À commencer par celui de la traduction, de l'authentification et de l'appréciation des diplômes et certificats de travail : comment savoir si le diplôme délivré par tel établissement scolaire d'Alma-Ata (Kazakhstan) correspond à ce que la nomenclature française appelle technicien de production des industries de process ? Comment savoir si telle société guatémaltèque dont le postulant produit un certificat de travail comporte effectivement une industrie de process ? Comment être raisonnablement certain que ce n'est pas un certificat de complaisance ?

En outre, il est bien connu qu'un diplômé français, dans plus de la moitié des cas, exerce une profession relevant d'un champ différent de celui couvert par ses études. Il n'y aurait donc rien de choquant à ce qu'un immigrant hongrois ayant suivi des études techniques d'électronique occupe un poste commercial dans l'édition. Va-t-on empêcher cela, considérer comme étant en infraction l'étranger qui trouvera un job en dehors du secteur indiqué dans sa déclaration d'intention ? Le faire serait absurde ; mais si on ne le fait pas, alors c'est l'obligation de préciser une intention de travailler dans un secteur déterminé qui se trouve dépourvue de raison d'être, transformée en formalité purement rituelle.

Il apparaît donc que les moyens typiquement paperassiers mis en œuvre pour promouvoir une immigration de travail et choisie ne permettront pas d'atteindre le but recherché. Il eut été plus simple d'autoriser les entreprises françaises à aller recruter à l'étranger : si Otis peine à trouver des installateurs-mainteniciens en ascenseurs pour ses centres d'Aquitaine, pourquoi cette société n'irait-elle pas frapper elle-même à quelques portes à Bamako, Casablanca ou Varsovie ? Dès lors que l'immigration de travail serait ainsi mise pour partie entre les mains de ceux qui savent concrètement de qui ils ont besoin, il ne serait plus nécessaire d'établir des listes, forcément à la fois incomplètes, trop ouvertes, et vite périmées. Messieurs les ronds-de-cuir ne pourraient-ils faire confiance à ceux qui, prenant la peine et le risque d'embaucher, sont les mieux placés pour définir leurs propres besoins ?

Supposons donc que l'on aille dans cette direction de bon sens : accorder permis de séjour et de travail aux personnes que des entreprises françaises auraient été chercher à l'étranger pour leur offrir un contrat de travail. Tous les problèmes ne seraient pas résolus pour autant. Quantité d'étrangers continueront d'affluer, notamment dans le cadre du regroupement familial ou en tant que demandeurs d'asile, avec le désir de subvenir à leurs besoins par leur travail. Comment sont-ils accueillis ? Les demandeurs d'asile sont actuellement interdits de travail jusqu'à ce que leur demande soit acceptée, ce qui peut prendre un an ou davantage : on oriente ainsi sur la voie de l'assistance des personnes qui, majoritairement, trouveraient normal de travailler pour vivre. Il est difficile de faire pire.

La solution ne serait-elle pas de fournir à tout entrant un titre de séjour provisoire, valant permis de travail ? À vrai dire, on peut se demander si la notion même de permis de travail est compatible avec l'humanisme dont se réclament nos démocraties [1]. Dès lors qu'une personne est présente sur le territoire national de façon légale, son droit au travail ne devrait-il pas aller de soi [2] ? Ce n'est pas par l'interdiction du travail qu'il faut essayer de limiter l'immigration, car elle aboutit seulement à faire travailler au noir les plus entreprenants, et à enseigner aux autres qu'il est tout à fait possible en France de se sortir d'affaire en paressant toute la sainte journée. Limiter les entrées est aussi légitime que difficile – je l'ai écrit dans ces colonnes – mais tous les moyens utilisés dans ce but ne sont pas efficaces et légitimes. La restriction du droit au travail fait partie de ceux qui sont à la fois inefficaces et moralement inadmissibles.

Faciliter le devoir de travailler

Regardons donc dans la direction opposée : celle du devoir de travailler. Expulser des personnes qui ont un emploi, qui se sont intégrées par leur travail, parce qu'elles sont visibles, faciles à appréhender, et qu'il faut remplir les quotas fixés par le gouvernement, est indigne de la France, et contraire à son intérêt. En revanche, autoriser le séjour d'individus dont l'activité se situe du côté du trafic de drogue, de l'attaque des forces de police, des incendies de voiture et de la délinquance, n'est rien d'autre qu'une marque de faiblesse. Le législateur devrait poser en principe que celui qui vient en France pour y travailler et y vivre paisiblement avec sa famille est le bienvenu, parce qu'il accomplit son devoir : assumer sa part des tâches nécessaires. Et statuer inversement que celui qui s'invite au festin sans apporter de contribution, ou a fortiori en jouant les prédateurs, est importun – en clair, doit être expulsé.

Mais comment savoir qui fait quoi, qui doit être félicité (puis un jour naturalisé s'il le désire), et qui doit être renvoyé d'où il vient ? Pour cela il faut pouvoir suivre les personnes qui entrent sur le territoire. Qu'il existe pléthore de sans papiers est à cet égard consternant. Tout entrant (hormis les ressortissants de l'Union, qui ont libre droit de circulation et d'installation) devrait se voir attribuer un titre de séjour permettant son suivi, que ce soit sous forme de visa délivré en deux minutes à la frontière pour un bref séjour, ou de carte de séjour. Le refus de fournir des renseignements vérifiables quant au pays d'origine, information indispensable pour procéder si nécessaire à l'expulsion, devrait être sanctionné de façon forte : il ne faut pas que cette situation, ingérable par les services, s'avère intéressante pour ceux qui s'y mettent.

Une fois muni d'un titre de séjour valant titre de travail, une fois connu son pays d'origine, l'immigrant aurait à faire ses preuves – et tout particulièrement, s'il est en âge de le faire, il aurait à travailler. Ce serait la condition pour que soit prorogé son titre de séjour. Au bout d'un certain temps, l'insertion étant acquise, le titre de séjour deviendrait définitif. La naturalisation, en cas de demande, serait l'étape suivante, marque ultime d'intégration.

Accueil de qualité et coopération

Des moyens importants sont à mettre en œuvre pour faciliter l'insertion de ceux qui le veulent. Mais il ne saurait s'agir d'un effort unilatéral : la réciprocité doit être exigée. La France pratique un accueil laxiste et médiocre : il lui faut évoluer vers un accueil rigoureux et de qualité. En somme, il en va de l'accueil des immigrants comme de l'instruction des enfants : nous avons le devoir de leur offrir le meilleur enseignement, pour qu'ils aient toutes leurs chances ; mais aussi celui de ne pas donner de peaux d'âne à des paresseux. La justice est la compagne indispensable de la générosité.

Cette maxime doit valoir aussi entre nations. Quand des hommes et des femmes viennent de l'étranger enrichir la force de travail française, le pays d'origine a droit en bonne justice à des contreparties. Sinon ce serait la voie ouverte au brain drain, au pillage des ressources humaines de pays qui parfois manquent dramatiquement de personnes compétentes. Un médecin africain sur cinq, par exemple, exerce dans un pays développé : compte tenu des besoins sanitaires de ce continent, est-ce admissible sans compensation ?

Bien entendu, la contrepartie doit avoir elle-même une contrepartie : pour avoir droit à des compensations lorsque certains de leurs ressortissants s'installent, travaillent, et s'intègrent en France, les pays d'origine devraient jouer le jeu en ce qui concerne les vérifications de provenance des immigrants et les retours forcés au pays de ceux qui ne font pas leurs preuves en France. Ainsi celle-ci obtiendrait-elle le moyen de faire le ménage chez elle, moyen qui aujourd'hui lui fait cruellement défaut.

Il entre en France plus de 80 millions d'étrangers chaque année, majoritairement des touristes ; dans de telles conditions les frontières sont inévitablement des passoires. Il ne peut donc pas y avoir d'immigration choisie basée sur le seul contrôle des entrées : la reconduite aux frontières — en fait, au pays d'origine — est la condition sine qua non de cette possibilité de choix. La rendre possible par des accords bilatéraux justes et avantageux pour les deux pays est indispensable.

La commission Attali préconise de doper la croissance en augmentant l'immigration. Attirer davantage d'immigrants dans le cadre de nos méthodes d'accueil actuelles, avec notre incapacité notoire à trier le bon grain de l'ivraie, n'aboutirait qu'à augmenter la mendicité, l'assistance et la délinquance, tout en faisant baisser le PIB par tête. Nous multiplierions les malheureux, mal accueillis, mal intégrés, mal dans leur peau. En revanche, il est possible de faire de l'immigration — une immigration à la mesure de nos capacités d'accueil de bonne qualité — une chance à la fois pour la France et pour les nouveaux venus. Cela requiert un changement de méthode par rapport à celle dont les deux arrêtés de Brice Hortefeux en date du 18 janvier nous donnent un pitoyable et caricatural exemple.

*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon III).

[1] Il ne nous paraît pas l'être avec la doctrine sociale de l'Église. Citant l'encyclique Laborem exercens, le Compendium de la doctrine sociale affirme (n. 294) : Le travail est le fondement sur lequel s'édifie la vie familiale, qui est un droit naturel et une vocation pour l'homme. Dès lors, on ne voit pas comment il pourrait être licite d'admettre un homme sur le territoire national et de lui refuser le droit de travailler.

Le compendium dit en sus, logiquement et clairement (n. 298), que la réglementation des flux migratoires selon des critères d'équité et d'équilibre est une des conditions indispensables pour obtenir que les insertions adviennent avec les garanties requises par la dignité de la personne humaine . Autrement dit, pour éviter que les immigrés soient de facto condamnés à supporter des taux de chômage triples de la moyenne nationale (ce qui est actuellement le cas pour beaucoup, notamment les Africains), il faut ne pas en admettre trop : au delà des capacités d'absorption du pays, l'ouverture des frontières n'est pas seulement contraire à l'intérêt national, mais aussi à celui des immigrés ; elle est de ce fait opposée, à notre avis, à la doctrine sociale de l'Église.

[2] Il en va de même du droit au travail des retraités, qui a fait l'objet de légers élargissements, mais reste cependant très restreint. La commission Attali a le mérite de proposer l'abolition de toute restriction en matière de cumul emploi/retraite, ce que nous préconisons depuis longtemps dans le cadre d'une réforme d'ensemble des retraites. La presse a récemment exposé le cas des pilotes de ligne, que la réglementation française oblige sottement à cesser leurs fonctions à 60 ans, si bien que beaucoup d'entre eux se font alors embaucher par des compagnies aériennes étrangères, ce qui permet un cumul illégal mais discret et toléré.

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