Article rédigé par Roland Hureaux*, le 13 août 2011
Est-il encore nécessaire de rappeler les inconvénients économiques de l'euro ? La perte de compétitivité et la désindustrialisation rapide de la plus grande partie de l'Europe, des déséquilibres qui ne cessent de s'aggraver dans les échanges intra-européens, des finances publiques dégradées et impossibles à redresser, une austérité à l'allemande qui, si elle est appliquée, va plonger l'Europe dans la récession ; de cela, tous ceux qui savent un peu d'économie sont conscients : tous les prix Nobel vivants, la majorité des économistes des deux côtés du Rhin, la plupart des Anglo-Saxons. Le reste, soit l'essentiel de la classe dirigeante des pays continentaux, qui ne sait guère d'économie, l'ignore ou feint de l'ignorer : mais pouvait-on demander à la nomenklatura soviétique de reconnaître que le communisme était un système économique désastreux, du moins en public ? C'est le mystère de l'idéologie : personne n'ose dire que le roi est nu tant que tout le monde ne le dit pas.
Mais il est un autre inconvénient, non économique, lui, qui apparaît chaque jour un peu plus : l'expérience de l'euro dresse les peuples d'Europe les uns contre les autres.
Nous n'en voulons pour preuve que le succès scabreux de l'expression PIIGS. Elle désigne, on le sait, les pays les plus en difficulté de la zone euro : Portugal, Irlande, Italie, Grèce, Espagne (Spain). Trois pays méditerranéens, trois pays latins, quatre pays catholiques – et un orthodoxe, ce qui, dans l'esprit de ceux qui se complaisent dans cette expression, ne vaut guère mieux. On n'attend que la France au club : elle ne saurait tarder.
Il y a longtemps que les Allemands s'exaspèrent de ce que les pays d'Europe du Sud ne marchent pas à leur rythme. En fait, sur le long terme, ils ont marché à leur rythme : leur croissance, et cela seul importe, a été au cours des quarante dernières années tout aussi rapide que celle de l'Allemagne, mais leur taux d'inflation naturel étant supérieur, depuis que l'euro a bloqué les mécanismes d'ajustement, ces pays tirent la langue. Pour être plus exact, il faudrait donc dire que les Allemands s'exaspèrent de ce que le pays du Sud ne partagent pas leur phobie de l'inflation. Une phobie qui tient peut-être autant de la névrose que de la vertu.
Pour exprimer cette exaspération, les Allemands s'étaient longtemps contentés de l'expression plutôt gentille de Club Méditerranée.
Maintenant on dit PIIGS, et c'est autre chose : les Latins - et accessoirement les Irlandais - sont désormais identifiés à des cochons !
Cet acronyme qui aurait pu n'être qu'une facilité journalistique est aujourd'hui d'usage courant dans le monde de la finance.
Cela est profondément inquiétant.
Dans le peloton de l'euro, ceux qui n'arrivent pas à suivre sont des PIIGS. On ne dit pas encore des untermenschen mais l'idée est sous-jacente, pas seulement en Allemagne : une partie de l'élite française, qui a toujours eu les yeux tournés vers le Nord, partage le préjugé, oubliant au passage que si le Royaume-Uni échappe au banc d'infamie, c'est qu'il a prudemment refusé de s'engager dans l'euro : les élites britanniques ont, elles, une vraie culture économique !
Nous ne pouvons nous empêcher de penser que le clivage qui apparaît ainsi au sein de l'Europe est profondément malsain.
Malsain mais pas surprenant. Au rebours des idées faciles selon lesquelles il suffit de mettre les gens ensemble pour qu'ils fraternisent, la promiscuité généralement les divise. Vous êtes devenus très amis de vos voisins de palier : partez en vacances ensemble et voilà le meilleur moyen de vous fâcher pour la vie. L'écu marchait bien, on a voulu faire l'euro pour rapprocher encore plus les peuples d'Europe : c'est alors qu'on les divise.
C'est là l'effet pervers de toutes les idées trop simples. Le communisme avait supprimé la propriété privée pour rendre les gens moins égoïstes, Alexandre Zinoviev a montré comment il les avait rendus au contraire plus égoïstes. On fait un tronc commun d'éducation pour une plus grande égalité entre les enfants, les inégalités s'aggravent ; on impose à tous les coureurs le même développement pour grimper le col, le peloton éclate.
L'euro, c'est pareil : on a créé une monnaie unique pour faire converger les économies et rapprocher les hommes. Les économies divergent comme jamais et les rapports entre les différents peuples s'aigrissent : les uns méprisent les autres, ils ne tarderont pas à se détester. Il est temps qu'on en finisse avec cette expérience désastreuse !
***