Article rédigé par Ramu de Bellescize, le 05 juin 2009
Les questions militaires ne font pas l'objet de grands débats dans la campagne pour les élections au Parlement européen. Cela ne signifie pas pour autant que la question n'a pas son importance, a fortiori parce que c'est bien sur le chapitre de la défense que la coopération européenne se justifie vraiment. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler que depuis trente ans, à de rares exceptions près (Tchad, Côte d'Ivoire), la France n'a plus conduit d'opérations extérieures seule.
Les parlementaires qui seront élus, selon qu'ils sont favorables à une Europe supranationale ou au contraire à une Europe de la coopération, militent pour un projet de défense à l'image de l'Europe qu'ils appellent de leurs vœux : une armée intégrée au service d'un hypothétique intérêt européen ou bien un projet de défense qui se fait dans le cadre d'une Europe intergouvernementale.
Les termes du débat ne sont pas nouveaux. À défaut d'alliances solides, l'indépendance et les intérêts d'une nation isolée peuvent être menacés par les visées hégémoniques d'un adversaire puissant. À défaut d'être elle-même assez forte, une nation peut craindre de voir se dissoudre, au sein d'une alliance soumise à l'influence d'une puissance dominante, son identité et son indépendance nationale. En matière militaire, l'indépendance nationale signifie que la France ne doit pas dépendre d'un autre État ou d'une alliance pour assurer sa défense. Elle est la concrétisation de la notion de souveraineté telle qu'elle résulte des articles 3 de la Déclaration des droits de l'homme et de la constitution de 1958.
Même si c'est la menace de réarmement allemand qui l'avait principalement motivé, c'est ce risque de remise en cause de l'indépendance nationale qui avait conduit certains parlementaires à rejeter en 1954 le projet de Communauté européenne de défense. L'idée maîtresse du traité CED était la création d'une armée européenne unifiée — Les forces européennes de défense — grâce à la mise en commun, par les États signataires, d'une partie de leur armée. La mise en commun impliquait des renonciations de compétences. La part contributive de chaque État était déterminée par le conseil de la CED, qui décidait notamment de la durée du service militaire de chaque État membre. L'armée nationale était scindée en deux. Une partie à la disposition de l'État, l'autre, la plus importante, à la disposition de la CED.
Les présupposés du Livre blanc
Le dilemme intégration/alliance/coopération est donc de tous temps. Le problème se pose cependant dans des termes nouveaux avec différentes évolutions qui ont affecté la défense en particulier durant l'année 2008. Elles concernent l'intégration de la politique de défense au sein de l'Union européenne et le vote éventuel de cette politique à la majorité et non à l'unanimité. Dans cette hypothèse, le risque pourrait exister de voir la France entraînée dans une intervention militaire à laquelle elle ne souhaite pas participer. Des indices, des signes, montrent que cette voie ne doit pas être écartée.
Tel est le cas du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale rendu public le 17 juin 2008 constitue. Ce Livre blanc constitue, à quatre jours d'intervalle, comme l'écho renversé du référendum irlandais sur le traité de Lisbonne du 13 juin 2008. Alors que le référendum marquait le rejet de nouvelles atteintes aux souverainetés nationales, le Livre blanc milite en faveur d'une armée utilisée quasi-exclusivement au sein d'organismes supranationaux. Sauf exception, dispose le Livre blanc, toute nos opérations militaires se dérouleront dans un cadre multinational. Celui-ci peut-être préétabli, dans le cas de l'Alliance atlantique ou de l'Union européenne, ou ad hoc, dans le cas de coalitions de circonstance (p. 201).
Cette idée d'une défense nécessairement intégrée paraît constituer pour les rédacteurs du Livre blanc le présupposé absolu en matière de pensée militaire. Le traité de Lisbonne selon le Livre blanc, comporte ainsi des dispositions qui devraient permettre à la politique étrangère de sécurité et de défense de l'Union de franchir un nouveau cap (p. 84). Il s'agit d'une clause de solidarité et d'une clause d'assistance mutuelle. La tonalité générale du Livre blanc est donnée : une armée toujours plus intégrée dont l'emploi échappe de manière croissante à la nation.
Cette récente évolution montre clairement quel est le fil conducteur de la politique actuelle en matière de défense. Or ce projet d'Europe de la défense semble non seulement utopique mais également dangereux. Il se fonde sur une conception de la nation erronée et ne tient pas compte des spécificités militaires de la défense.
Obstacles à l'armée européenne
Le projet d'armée européenne repose en premier lieu sur un postulat qui est faux : celui de la non-différence entre les nations. Parce qu'il n'existerait plus de nations à l'intérieur de l'Union européenne, des hommes seraient prêt à donner la mort ou à la recevoir pour un pays qui n'est pas le leur. Or, en tout état de cause, des différences continuent à exister entre les nations. Et rien ne dit qu'un Français sera prêt à tuer ou à mourir pour défendre la Tchéquie par exemple.
L'idée d'une armée européenne s'affranchit en outre de la question nucléaire. La dissuasion nucléaire est le seul moyen pour la France d'affirmer, sur la scène internationale, qu'elle ne dépend d'aucune autre puissance pour ce qui est de sa survie. Elle est la garantie fondamentale des intérêts vitaux, c'est-à-dire de la survie de la France dont elle permet la sanctuarisation. L'intérêt vital, c'est ce qui représente la substance vive de l'État, sa population, ses activités essentielles, ce qui se présume par l'intégrité du territoire national et l'autonomie de décision politique. En d'autres termes, l'intérêt vital c'est l'espace national. D'où un corollaire concernant les alliances : une puissance nucléaire ne peut pas prétendre protéger le territoire ou les intérêts d'un allié, parce que les intérêts de celui-ci ne correspondent pas à l'intérêt national stricto sensu.
La force de la dissuasion repose en outre sur le fait qu'elle doit pouvoir être déclenchée par une seule personne pour des raisons de rapidité. Il faut que l'ennemi sache qu'en cas d'attaque sur le territoire français, il a la certitude d'être vitrifié avant même de poser le pied en France. Ce qui veut dire que la dissuasion, pour continuer à être efficace, devrait être confiée à une seule personne au niveau européen. Or personne ne possède au sein de l'Union européenne une légitimité telle que lui soit confiée l'arme nucléaire. Toute politique de défense engage le droit et le pouvoir de tuer. Même si les données de la dissuasion nucléaire ont changé de registre avec sa nouvelle dimension tactique, la question de la définition des intérêts vitaux et des décisions (de la décision) de tuer suppose un ordre politique suprême, une légitimité, un État. L'État européen existe-t-il ? Tuera-t-on demain par consensus ?
Un obstacle d'ordre plus pratique cette fois se dresse devant l'armée européenne, qui naîtrait de l'addition d'armées nationales. Encore faut-il qu'il existe des armées nationales. Or les pays européens qui n'ont pas baissé la garde en matière de défense se font de plus en plus rares. Le problème dans cette hypothèse n'est pas de savoir si cette armée sera efficace, mais de quelles troupes elle disposera.
Tant qu'il s'agira de faire de la gesticulation médiatico-militaire, ou de faire fonctionner des états-majors multinationaux, l'armée européenne pourra emporter l'adhésion de certains électeurs favorables à une armée supra-nationale. Le jour où il lui appartiendra de défendre les intérêts vitaux d'un pays réellement menacé, qu'il faudra pour cela donner la mort ou la recevoir, le projet risque d'être décevant.
Comme le note Jean-Dominique Merchet (Défense européenne, la grande illusion, Larousse À dire vrai , 2009), à défaut du surgissement d'un État européen, cet hypothétique empire avec un pouvoir hégémonique en son sein , il reste un rêve, et une Europe qui, à Bruxelles, de par sa nature même, est incapable de relever le défi des guerres qui sont toujours des réalités : Mieux vaut donc aujourd'hui ne pas désarmer Pierre pour faire semblant d'habiller Paul.
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