Article rédigé par Édouard Husson, le 27 janvier 2003
Le Traité de l'Élysée était-il une bonne idée ? Répondre à cette question, c'est s'interroger d'abord sur les rapports entre le général de Gaulle et l'Allemagne, d'une grande complexité. Au lieu d'être un couronnement, le traité de l'Élysée n'a-t-il pas été, du point de vue du général de Gaulle lui-même, une position de repli après l'échec du plan Fouchet et n'est-il pas devenu, comme ce dernier, un coup pour rien dans sa stratégie européenne globale ? Ne risque-t-on pas, même, de s'engager dans une impasse à centrer l'analyse sur le général de Gaulle puisque, de toute évidence, le Traité a trouvé, avec des présidents qui ne se réclamaient plus du gaullisme – Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand - une seconde vie ?
Pourtant, en essayant de comprendre les projets du général de Gaulle pour ce qu'ils étaient vraiment, on saisit mieux les enjeux et la portée du texte signé le 22 janvier 1963.
1/ Lorsque l'on analyse les relations que le général de Gaulle eut avec l'Allemagne durant les soixante ans qui séparent son entrée à Saint-Cyr de son départ de la présidence de la République, on relève une série de paradoxes.
Combattant de la Première Guerre mondiale et chef de la résistance francaise au nazisme et à l'occupation allemande de la France, il offrit à la République Fédérale d'Allemagne, en 1962-63, de sceller une réconciliation spectaculaire, qui impliquait une action commune dans des domaines aussi essentiels, aux yeux de ce gardien intransigeant de l'indépendance nationale, que la défense et la politique étrangère.
Tout en insistant auprès d'Adenauer pour signer un traité qui exigeait la consultation des deux gouvernements en matière de politique étrangère, de Gaulle multiplia les intitiatives indépendantes, non seulement avant (proposition d'un directoire à trois au sein de l'Alliance) mais après la signature du Traité (reconnaissance de la Chine, politique de détente avec l'Union Soviétique, sortie du commandement intégré de l'OTAN, dénonciation de la politique monétaire américaine).
Lecteur, dans sa jeunesse, de Jacques Bainville, cet historien de l'Action francaise qui fit croire à des générations d'apprentis diplomates que pour mener une grande politique étrangère francaise, il fallait entretenir la division de l'Allemagne, de Gaulle fut le seul des quatre présidents de la Ve République confrontés à une telle éventualité à regarder en face la perspective d'une Allemagne réunifiée.
À la réunification de l'Allemagne, cependant, de Gaulle fixait des conditions qui hérissèrent ses partenaires de la CDU et furent pour beaucoup dans les difficultés à donner un contenu au traité dans les années ultérieures: abandon de l'ambition nucléaire, acceptation de la ligne Oder-Neisse, insertion dans un système de sécurité européen " de l'Atlantique à l'Oural "
Artisan avec Adenauer du traité de l'Élysée, il envisagea avec un scepticisme grandissant la politique étrangère de la CDU après 1963 et, s'il lui arriva de s'intéresser encore aux faits et gestes d'un homme politique allemand, ce fut à l'étoile montante du SPD, Willy Brandt.
2/ Il ne faut pas isoler complètement les projets franco-allemands du général de Gaulle de la politique des années antérieures. Sinon, on se prive de comprendre ce qui fait leur originalité.
L'idée d'une communauté stratégique entre la France et la RFA et, à terme, d'un pilier européen de l'Alliance atlantique avait germé dans les dernières années de la IVe République. Dès 1955, Paris envisageait une " Europe de la défense ", qui permît à la France de devenir le principal fournisseur de la Bundeswehr. Les derniers gouvernements de la IVe République inclurent même le nucléaire dans le dialogue stratégique franco-allemand. Il s'agissait pour Paris d'affirmer la suprématie stratégique française en Europe occidentale mais aussi de faire servir les capacités financières et techniques du voisin à l'effort nucléaire francais. Surtout, il fallait contrôler le désir ouest-allemand d'acquérir l'arme atomique. Revenu aux affaires, de Gaulle se plaça dans une logique qui n'était pas totalement éloignée : il n'excluait pas une couverture nucléaire pour la RFA ; en revanche, pour des raisons tenant autant à l'histoire de l'Allemagne qu'à la nature de la dissuasion nucléaire, de Gaulle refusait, tout comme les Américains et les Soviétiques, que la RFA possédât l'arme atomique même dans un système de " double-clé ".
Dès 1958, donc, de Gaulle posa des limites à la " communauté stratégique ", mais en l'occurrence, il reprit des lignes directrices qui avaient été celles d'un gouvernement de la IVe République, celui de Pierre Mendès-France : ce dernier avait, comme président du Conseil, pris en novembre et décembre 1954 plusieurs décisions que le chef de la Ve République poussa jusqu'à leur terme : construire la bombe nucléaire francaise ; faire aux États-Unis et à la Grande-Bretagne la proposition d'un directoire à trois de l'Alliance Atlantique ; esquisser une stratégie européenne complexe où le rééquilibrage de l'OTAN au profit de l'Europe occidentale devait être accompagnée d'une détente des relations Est-Ouest ; enfin, Mendès-France, le premier, formula l'idée que la réunification de l'Allemagne viendrait après et non avant l'édification d'un système de sécurité européen incluant la Russie. Si l'on ajoute la part jouée par Mendès-France dans l'échec de la Communauté Européenne de Défense, on peut défendre la thèse que le général de Gaulle a poursuivi avec un grand esprit de suite des objectifs imaginés par un homme qui, par ailleurs, n'aimait pas les institutions de la Ve République.
3/ On sait que les relations entre le chancelier Adenauer et Pierre Mendès-France furent mauvaises. Elles auraient pu le devenir, quelques années plus tard, avec de Gaulle et le chancelier ouest-allemand fut souvent rebuté par les revendications d'indépendance française formulées par le général de Gaulle. Où est alors l'originalité des années 1958-63 ? Dans cette dramatisation et cette personnalisation apparente des grandes questions politiques qui rebutait Mendès ? C'est un facteur indéniable chez de Gaulle, qu'il faut toujours prendre en compte. Et il est non moins vrai que le style de gouvernement du général de Gaulle agaça ou déconcerta à de nombreuses reprises les Allemands de l'Ouest. Il suffisait pour s'en rendre compte de lire, semaine après semaine, le magazine Der Spiegel, entre le printemps 1958 et le printemps 1969.
On a dit que de Gaulle aurait pu, sans son intransigeance, obtenir le directoire à trois au sein de l'Alliance Atlantique ou faire aboutir le plan Fouchet. Et certains ont souligné que Charles de Gaulle n'aurait pas pu être le restaurateur de la souveraineté française pendant la Seconde Guerre mondiale sans un esprit d'indépendance moins adapté à une époque moins troublée. En fait, le fondateur de la Ve République ne se comportait pas autrement que ce " chef démocrate exerçant un pouvoir charismatique " qu'avait décrit au début du XXe siècle un célèbre sociologue allemand, Max Weber, qui ajoutait qu'il s'agissait du meilleur antidote à la bureaucratisation de sociétés modernes dans lesquelles les pouvoirs traditionnels s'étaient effondrés.
Il y avait, dans le discours gaullien une dimension prophétique qui a souvent dérouté. Ce fut particulièrement vrai à partir de 1962-63 : le fondateur de la Ve République dénonçait les contours de plus en plus impériaux de la politique américaine. Pour les Allemands de l'Ouest, un tel discours était sans doute impossible à entendre, même dans la jeune génération, hostile, comme de Gaulle à la guerre du Vietnam mais pour laquelle le souvenir du fascisme était trop récent et une observation superficielle rendait crédible la réduction du " pouvoir charismatique " gaullien à une sorte de proto-fascisme, .
4/ Il faut bien le dire : le malentendu entre le fondateur de la Vè République et l'opinion allemande fut gigantesque. On parle souvent des foules acclamant le président français lors de son voyage de septembre 1962 en République Fédérale mais se souvient-on des pancartes qui l'accueillaient sur lesquelles étaient inscrites " Vive l'Europe fédérale " ou bien " la frontière Oder-Neisse jamais ! " ? De Gaulle était nourri de culture allemande et il était capable d'évoquer l'histoire de l'Allemagne – comme celles de tous les peuples européens - avec une puissance verbale sans pareille. Mais la génération d'Allemands qui pouvait avec lui réciter Goethe et Schiller pensait encore dans les catégories du Reich. Les États-Unis avaient pour elle remplacé la Prusse dans le rôle de puissance tutélaire et la proclamation d'une " indépendance française " dans un ensemble intégré euro-atlantique ne devait pas aller plus loin que les apparences de souveraineté laissées à la Bavière en 1871.
Le nazisme était passé, le peuple allemand restait, pourrait-on dire en paraphrasant la formule utilisée par de Gaulle à propos de l'Union Soviétique et c'était à lui qu'il s'adressait. Mais aux yeux des générations nées avant l'avènement du IIIe Reich comme au regard des 20% de réfugiés de Prusse, de Silésie ou de Bohême que l'on trouvait dans la population ouest-allemande, le peuple allemand tronçonné par les vainqueurs du nazisme retrouverait un jour les territoires perdus de l'Est. C'était impensable pour de Gaulle mais dirigeant d'un pays économiquement moins performant que la RFA, il agaçait les Allemands en en parlant.
Et les générations ultérieures ? Au début des années soixante, de Gaulle sous-estimait sans doute la place grandissante qu'allait occuper la mémoire du nazisme dans la vie publique et le discours politique ouest-allemand. La génération de 1968 soupçonnerait bientôt tout le passé allemand d'avoir conduit au nazisme. Le dialogue n'était donc pas plus possible entre les " soixante-huitards " allemands et celui qui leur apparaissait comme un homme du XIXe siècle puisqu'il avait la certitude que les peuples et les nations survivent à tous les aléas de l'histoire.
De Gaulle avait raison sur le long terme quand il prédisait la réunification de l'Allemagne dans la démocratie mais, dans les années soixante, l'Allemagne de l'Ouest ne voulait entendre parler que d'insertion dans un ensemble occidental et non de politique d'indépendance nationale – les parents parce qu'ils en attendaient la restauration partielle du Reich, au sens territorial et les enfants parce que l'Amérique était un modèle culturel ; de fédération européenne et non " d'Europe des États ". La génération de 1968 aurait pu, à la rigueur, être sensible à sa critique de la guerre du Vietnam et à sa non moins précoce politique de rapprochement avec l'Est mais elle croyait plutôt entendre dans le discours gaullien un lointain écho de l'antiaméricanisme nationaliste de la génération des parents, compromis avec le IIIe Reich.
Il y eut bien sûr des exceptions au malentendu. Un homme politique allemand a compris de Gaulle encore mieux que Konrad Adenauer, ce fut Willy Brandt. Il a consacré au général un magnifique chapitre de ses Mémoires. On y voit non seulement un résistant allemand au nazisme s'incliner devant le chef de la résistance française mais aussi l'artisan de la nouvelle Ostpolitik relever le paradoxe – un autre – selon lequel un conservateur français fut plus proche de sa propre vision d'une " grande Europe " dotée d'un système de sécurité durable que bien des socialistes allemands. Brandt ne cache pas pour autant qu'il désapprouvait de Gaulle de vouloir forcer les Allemands de l'Ouest à choisir entre la France et les États-Unis ou bien de s'opposer à l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Pour Brandt, comme pour beaucoup d'Allemands de l'époque, le monde anglo-saxon était une boussole dans le processus de démocratisation de l'Allemagne.
5/ C'est la raison pour laquelle au SPD, comme à la CDU, on décida d'ajouter un préambule au Traité de l'Élysée qui devait empêcher que l'entente franco-allemande se déployât en dehors du cadre fixé par " une coopération particulièrement étroite entre l'Europe et les États-Unis d'Amérique " et par " l'intégration des forces des pays appartenant à cette alliance ".
De Gaulle avait donc échoué dans son rapprochement avec la République Fédérale. Contrairement à ce qu'on dit habituellement, cependant, il ne déclara pas que le Traité avait " vécu ce que vivent les roses " mais il le compara à une roseraie – comme celle d'Adenauer – qui pourrait donner beaucoup de roses si on l'entourait de soins. C'est à mettre à l'actif du président français de l'époque : malgré sa déception, il n'a pas insulté l'avenir. Il continua à voir dans le Traité de l'Élysée, après le printemps 1963, une pierre d'attente.
De Gaulle avait bien senti qu'Adenauer était allé plus loin qu'une simple entente de raison et qu'il aurait été malvenu, si l'on défendait la cause de l'Europe des États, de ne pas le reconnaître. Même avant 1958, Adenauer avait plaidé, au sein de la CDU pour que l'on respectât le fait qu'une partie de l'opinion française était opposée à la logique intégratrice du processus européen et lui préférait une Europe des États souverains où la coopération se déroulât entre les gouvernements.
De Gaulle avait discerné très tôt le talent de Willy Brandt et l'on peut penser qu'il aurait été plus ouvert que son successeur aux perspectives qu'ouvraient l'Ostpolitik pour l'édification de cette " Europe européenne " qu'il appelait de ses voeux.
Les événements n'ont-ils pas donné raison à de Gaulle sur un certain nombre de points ?
Régulièrement, après 1969, la RFA, bien qu'elle fût plus puissante économiquement, et même
politiquement, que la France, a recherché son soutien : par exemple en 1983, au moment de la crise des " euromissiles " ou en 1991, pour faire accepter la réunification par l'ensemble des partenaires de la communauté. Il est vrai qu'on recherchait alors l'approbation d'une France qui avait abandonné la référence qu gaullisme. D'autres évolutions ont confirmé aussi le contenu de la conception du général de Gaulle.
L'Allemagne est aujourd'hui réunifiée mais dans les frontières de 1945. Cette réunification n'aurait pas été possible sans l'Ostpolitik dont de Gaulle avait imaginé les contours dès mars 1959 ni sans la signature, à Helsinki, en 1975, d'une architecture de sécurité européenne incluant la Russie soviétique.
Si l'on reste partisan d'une Europe telle que le plan Fouchet l'avait imaginée, on pourra penser que la lenteur à " construire l'Europe " vient moins du manque d'imagination des " fédéralistes européens " - elle est débordante - que de la résistance qu'oppose à cette construction intégrée l'irréductible diversité des sociétés européennes. La quasi-impossibilité à faire converger les cycles économiques français et allemands mais aussi le fait que l'Allemagne et la France convergent, pour fêter le quarantième anniversaire du Traité de l'Élysée, dans une infraction commune au pacte de stabilité monétaire a de quoi faire sourire un gaulliste, s'il en reste.
Quelle ironie de l'histoire que, quarante ans après le traité de l'Élysée, le président français et le chancelier allemand soient d'accord pour refuser une politique unilatérale des États-Unis. Et surtout que les peuples britannique, allemand et français semblent converger dans un commun refus d'une guerre éventuellement déclenchée par les États-Unis contre les règles du droit international !
À voir certaines réactions, au sein du gouvernement américain, à cette convergence franco-allemande dans un domaine couvert par le Traité de l'Élysée, on croirait presque que, pour le quarantième anniversaire du Traité, Jacques Chirac et Gerhard Schröder ont proposé de voter l'abolition du préambule du 16 mai 1963.
Au-delà de la boutade, on doit se demander si cette convergence diplomatique, dans une situation diplomatique mondiale très tendue n'est pas bien plus importante que tous les projets institutionnels qui remplissent les pages des journaux, pour donner un sens, quarante ans après, au Traité de l'Élysée.
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