Le spirituel n'est pas à vendre
Article rédigé par Yves Meaudre*, le 26 mai 2005

Le référendum sur la constitution européenne fera date dans l'histoire. C'est fascinant. J'observe avec un très vif intérêt ce qui se passe autour de moi. Ma situation est quelque peu schizophrénique.

Schizophrénisé par mon rôle d'avocat des plus démunis et par mon statut d'héritier d'un monde privilégié avec lequel je n'ai jamais rompu. Je me trouve à un poste d'observation aiguë. Et je préviens le lecteur pour qu'il ne se sente pas piégé par ma rhétorique : je suis peu objectif. Mon vote est conditionné tout d'abord par mon statut de père et de beau-père de deux jeunes militaires et par mon métier. Et si l'amour est peu scientifique, la passion est aussi une réalité, et une réalité très partagée.

Première évidence. Je réalise que sur vingt-trois pays européens, dix-sept étaient massivement favorables à la guerre américaine en Irak, dont on constate aujourd'hui les désastres. Le président de la Commission, M. Barroso y était tellement favorable qu'il est désormais obligé d'avoir recours à une garde rapprochée. Or le premier droit régalien de la France à être abandonné sera celui de notre politique étrangère. C'est net et précis. Je vote donc non sans état d'âme, pour mes enfants. S'ils doivent mourir je l'accepte mais pour une juste cause.

Je ne vois pas comment dans un contexte aussi contraignant la France pourrait garder sa place au Conseil de sécurité de l'ONU, place qui lui a conféré un telle autorité, plébiscitée par le suffrage de tous les pays pauvres lors de la guerre contre l'Irak ? J'en vois tellement le prolongement politique dans les pays pauvres où nous travaillons. Si les Français savaient notre particularité, notre exception et la faveur dont nous bénéficions !

Les réformes nécessaires qu'on veut confier à des étrangers ont pourtant longtemps pesé lourd dans ma décision. J'appartiens à une France qui a tout à gagner de l'organisation économique libérée... en dehors de l'honneur. Mais doit-on abdiquer sa souveraineté parce qu'on manque de courage ? J'aime la France, c'est aussi simple que cela. C'est aussi peu moderne que ce soit. C'est éternel. L'ayant dit, je vous laisse maintenant l'analyse que j'ai faite ces derniers jours même si vous soupçonnez que mon parti-pris puisse gêner l'objectivité de mon enquête. Faites-la autour de vous. Les résultats vous surprendront.

Une enquête très subjective : qui vote quoi ?

Avant même de rencontrer la personne avec laquelle je vais déjeuner, je sais, à l'avance l'orientation de son vote. Ses raisons se fondent presque exclusivement sur deux critères. Le premier et principal critère de vote est son niveau de vie. Le second est la force de ses convictions. Cet homme est-il prêt à donner sa vie pour ce qu'il croit ?

En effet, l'élite financière et administrative votera oui. C'est presque mécanique. L'establishment ne veut pas remettre en cause la logique d'une société où tout lui a été bénéfique. Il pense que le bénéfice sera partagé par tous... plus tard. Les cadres moyens supérieurs et dirigeants des banques votent massivement oui. Les exceptions appartiennent au monde des militants. Rarissime dans ce milieu.

Ces cadres n'imaginent pas la profondeur de la souffrance et de l'angoisse de ceux dont le nombre s'accroît sans cesse. Parce qu'ils ne les rencontrent jamais. En effet, ces derniers réalisent que tous les pouvoirs sont cédés aux mains de puissances de plus en plus concentrées, lointaines et haut dessus des lois. La réduction du niveau de vie n'est plus le propre du prolétariat, mais des jeunes classes moyennes. Ce qui explique la position des jeunes générations.

Dans les rallyes mondains où les enfants de Paris se retrouvent au Pré-Catelan ou au Tir-aux-pigeons, enfants formés à l'ESSEC, Science Po ou HEC, on vote massivement oui, toutes générations confondues. Ici, on pense international. Mais à côté, et sans doute pour cette raison, on découvre que les pauvres, les acteurs confrontés à un monde difficile votent massivement et parfois " agressivement " non. Ce n'est pas un simple problème idéologique, car sinon pourquoi Daniel Cohn-Bendit et Martine Aubry appelleraient pathétiquement à voter oui ? Besancenot n'est pour rien dans leur réflexion. Simplement, l'Europe proposée, malgré les ersatz d'idées généreuses déclamées, ne convainc pas.

Elle n'est pas perçue comme un projet politique mais comme une organisation ultra-libérale dont les seules fins sont économiques. Les grands groupes financiers donnent l'impression de dominer la vie politique, élus et gouvernements. Cela, sans frein, et avec indifférence pour les aspirations des peuples et des personnes. Est-ce vrai ? est ce faux ? C'est ainsi que cela est perçu. La circulaire Bolkestein, les délocalisations avec licenciements et propositions de réembauche à l'étranger à 60 % de son salaire, éclairent crûment le cynisme de

l'Europe proposée. Dans le même temps, Esso annonce des profits jamais égalés et 600 licenciements. Cela tétanise. Qu'un grand patron puisse être remercié avec des stock options trois fois supérieures au maximum du Loto quand il retrouve le lendemain un poste similaire et qu'on parle de réduction d'effectif explique pourquoi un peuple succombe à la haine.

Le monde que je connais, aventuriers habitués à courir la planète, n'ayant pas de plan de carrière envisagé votent tranquillement non. Pourquoi ? Parce qu'il sait qu'un ancien garde rouge peut se faire construire en Chine la réplique du château du Champ-de-Bataille avec les bénéfices des textiles fabriqués par les prisonniers qu'il a servilisés. La situation de Total en Birmanie a été longtemps l'objet d'âpres discussions. Les ONG connaissent le prix humain des matières vendues à des prix défiants la PME française la plus rigoureuse. L'autre jour, je parlais avec le fédérateur très connu de deux cent ONG qui organisait un dîner de jeunes aventuriers. Le non était presque unanime dans sa salle.

Autour de moi, les enfants de la rue, ceux qui sont en échec d'intégration sociale, les milieux d'éducateurs, les acteurs des milieux caritatifs, ceux du terrain, votent non.

Ceux qui ont un idéal fort, (les jeunes cadres de l'armée, les milieux humanitaires, les jeunes prêtres ou les jeunes engagés dans le Renouveau) militent pour le non.

La conclusion : un désaveu phénoménal de la classe politique, quelque soit l'issue du scrutin.

Les partis sont en déroute et n'ont aucune emprise sur ce qu'ils croient être leurs sujets !

L'expression des jeunes générations est révélatrice du mépris dramatique que ceux-ci portent aux élites politiques. Cela peut inquiéter car la situation a beaucoup d'analogie avec celle de 1789. Il est impressionnant de constater à quel point le Président de la République peut être démonétisé. Combien de fois ai-je reçu sur mon adresse électronique le fameux appel de Cochin pour démontrer la forfaiture !

Le mensonge en politique est devenu odieux. Même si la pensée est pauvre, comme on a pu le constater lors du débat opposant le panel de jeunes retenu par l'Elysée et le chef de l'État. " On ne peut plus nous mentir " est la réponse au référendum. Ce qui est passionnant et doit nous remplir d'espérance, c'est la force de caractère d'un peuple massivement soumis à une propagande univoque, dramatisante et culpabilisante. Cela a quelque chose de polonais.

Cette réaction n'a rien à voir avec le soulèvement d'une génération massivement dressée contre la caricature politique d'un homme qui cultivait avec gourmandise l'image du provocateur en avril 2002. Ici, on est dans le domaine de l'idée pure, presque du spirituel d'un peuple. Il n'y a pas de personnalisation des idées même si les acteurs se déchaînent d'un côté comme de l'autre. La question semble être : " Suis-je dans la mécanique ou suis-je dans le spirituel ? "

Est-ce donc le temps de Saint-Exupéry ou celui de Bernanos répondant au général X ou à M. Ouine sur " le meilleur des mondes " ?

On aurait pu s'attendre à ce que les pauvres - pour beaucoup issus de populations immigrées -

rejetassent la patrie, seul bien qui leur reste ; que les jeunes qui n'ont pas connu la défense de la patrie soient indifférents à l'âme d'une nation ; que les jeunes catholiques plus habitués que les autres aux brassages des peuples, notamment grâce aux JMJ, soient indifférents à l'enracinement... Et bien non, ce sont aujourd'hui, à la stupéfaction des observateurs, les défenseurs de la patrie contre l'empire démesuré et anonyme où les humbles sont désignés comme les parias. Est-ce le non à Créon qui s'exprime ?

Je me souviens de l'énorme manifestation du 13 décembre 1981 dans les rues de Paris, protestation contre le coup de force des armées communistes à Varsovie. Les anarchistes au coude à coude avec les catholiques chantant des cantiques. À Gdansk, le génie du Père Tischner à Gdansk fut de faire des amis de ces forces qui luttaient et souffraient ensemble pour la liberté spirituelle de la Pologne, à l'abri de l'Église.

Que des démagogues veuillent s'emparer des logiques que leur flair politique a senti avant les autres, cela n'a aucune importance. Ce qu'il faut voir, c'est la dominante souterraine qui soulève certainement dans la durée les générations à venir. Celles-ci refusent de s'enfermer dans un magma où l'appartenance et l'identité sont sacrifiées à Mammon.

J'espère ne pas exaspérer ceux du camp auquel j'ai failli appartenir. Si le Non l'emporte pour d'innombrables raisons, il faudra considérer qu'il existe vraiment une exception française. Notre peuple ne sera vraiment pas comme les autres, et en tous cas il n'est pas soluble dans l'empire.

Mais notre peuple trompé peut être dangereux...

Quelque soit l'issue du scrutin, nous entrerons alors en haute mer, où les risques seront réels. La situation est en effet très dangereuse. " Les justes " ont été aussi Saint-Just, Robespierre, Ho Chi Minh et Pol Pot. Pour éviter à ces hommes qui se sont nourris de la souffrance et de la juste révolte des humbles de ramasser la mise, il faut que les jeunes chrétiens s'engagent résolument dans le combat. Je pense que si nous voulons vraiment aider les humbles à protéger leur dignité, il faut que les jeunes catholiques adoptent une stratégie de rupture. La France est d'abord une âme... elle n'est pas à vendre. Merci à la jeunesse et aux pauvres de nous le rappeler.

*Yves Meaudre est directeur général des Enfants du Mékong, aide à l'enfance du Sud-Est asiatique.

> D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage

>