Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie*, le 22 juillet 2005
Les Jeux olympiques de 2012 ont échappé à Paris, ne le regrettons pas. Mieux, remercions le CIO d'avoir soustrait un euphorisant à la consommation nationale. Et un alibi de plus à nos gouvernants pour oublier les vraies priorités.
Il suffit d'entendre les promoteurs de la candidature parisienne pour s'en convaincre : on croirait entendre des naufragés qu'on a privés du dernier espar flottant sur l'eau après que le navire a sombré.
Laissons de côté les polémiques subalternes qui révèlent surtout la débandade des esprits.
En revanche, déplorons la complaisance auto-satisfaite qui s'est abondamment répandue, ainsi que l'absence du moindre examen de conscience. Non, il ne suffit pas de présenter un beau dossier pour l'emporter ! À force de théâtraliser cette candidature, on a perdu de vue un facteur essentiel du succès qui lui fit défaut : pour se vendre, il faut être " vendable ".
Vendable, la Grande-Bretagne l'est aujourd'hui beaucoup plus que la France, elle qui a réussi un redressement remarquable en 25 ans et su affirmer un leadership politique incontestable. Pouvons-nous en dire autant, nous prévaloir du même parcours, de la même efficacité, de la même autorité internationale ? À l'évidence non, quels que soient les discours dont nous nous repaissons à satiété. Les faits sont les faits, aussi désagréables sonnent-ils à nos oreilles !
Il nous faut revenir au réel. Et tant mieux si la privation de drogue nous y contraint : il est plus que temps d'entamer une cure de désintoxication.
Prenons donc quelques exemples de ces drogues dures auxquelles nous nous adonnons depuis de longues années et dont nous sommes devenus gravement dépendants.
1/ La drogue des déficits publics
Un État qui dépense 25% de plus qu'il n'a de recettes depuis des décennies court à la ruine. Étonnons-nous ensuite que sa dette atteigne 1.100 milliards d'euros et croisse d'année en année par un effet cumulatif et exponentiel ! Il faudrait aussi parler des déficits de la protection sociale, jamais étanchés malgré les innombrables réformes, toujours partielles et toujours insuffisantes.
La vérité, c'est que ces dettes ne pourront pas être payées si on ne met pas un terme immédiat à leur progression. Pour parler clair, cela signifie que les budgets de l'État et de la protection sociale doivent revenir rapidement non seulement à l'équilibre, mais à l'excédent, pour ne pas en reporter la charge sur des générations futures qui seront moins nombreuses qu'aujourd'hui, et qui vieilliront plus longtemps.
À ce niveau, il faut tailler vigoureusement dans les dépenses. Ce qui veut dire réduire fortement les effectifs des fonctionnaires dont l'État doit servir non seulement les traitements d'aujourd'hui, mais les pensions de retraites futures : sait-on que l'engagement contracté à ce titre par l'État, et non comptabilisé dans la dette publique, en dépasse le montant ?
Hélas, voilà un État qui a fait de la décentralisation un de ses axes majeurs mais dont les effectifs ont augmenté de 24% en 20 ans ! Pourquoi ? Parce qu'il s'est avéré incapable d'en tirer les conséquences, comme il a été incapable de tirer parti de l'informatique et des progrès fulgurants des moyens de communication, pour tailler dans des structures devenues obsolètes, simplifier, concentrer et réduire. Il s'est donc inventé d'autres métiers : coordonner, contractualiser, redistribuer, contrôler, etc., bref, de quoi mettre du pain sur la planche de ceux qui auraient pu s'en trouver privés. Et il a déployé un système administratif où tout le monde se mêle de tout, où l'on consomme désormais le plus clair de son temps et de son énergie à se coordonner entre soi et à gérer des procédures...
La drogue des déficits publics a servi à masquer une profonde incapacité à réformer sérieusement la sphère publique, du moins au-delà de quelques chantiers annoncés à son de trompe et qui ont en général accouché de souris microscopiques.
2/ La drogue du rationnement malthusien
Elle vient de loin et concerne la totalité du corps social. Pendant longtemps, elle a surtout pris la forme des contingentements, numerus clausus, et autres mécanismes d'encadrement dont l'économie administrée à la française fut la championne. Elle n'en est pas encore guérie : il suffit de voir par exemple comment est traitée la question du logement.
Le rationnement du travail en a constitué la manifestation pathologique la plus grave et la plus aboutie avec la législation sur les 35 heures. Ce n'est pas d'hier que date cette vision technocratique et fausse d'un " gâteau " à partager, alors que le travail s'inscrit dans une dynamique créatrice de richesses et par conséquent d'emplois. Au nom de la même erreur ont été maintenues dans l'impasse de filières sans débouchés des cohortes d'étudiants dont on a retardé au maximum l'entrée sur le marché du travail ; tout comme on en a retiré des centaines de milliers de personnes, à un âge de plus en plus précoce, bien qu'ils soient en pleine possession de leur métier et riches d'expérience, grâce aux complicités combinées de partenaires sociaux se défaussant de leurs difficultés sur la collectivité et de dirigeants politiques à l'œil vissé sur les statistiques. Résultat : une masse énorme d'inactifs, dont les revenus constituent autant de prélèvements sur une population active en passe de venir minoritaire, prélèvements qui amputent à due concurrence les capacités d'investissement et de croissance de l'économie dans son ensemble, et qui se payent logiquement par un chômage de masse devenu structurel.
Le rationnement du travail a trouvé sa légitimation idéologique dans l'oisiveté érigée au rang de vertu civique. Mais la fracture, introduite entre ceux qui bénéficient d'une préretraite dorée ou de congés supplémentaires, et ceux qui subissent toute la pression d'une exigence croissante de productivité, menace désormais la cohésion du corps social.
3/ Troisième drogue dure : le "procéduralisme"
Je forge délibérément ce néologisme pour mieux attirer l'attention sur un mal détestable, cette propension à tout enfermer dans des procédures au bout d'une route qui, comme celle de l'enfer, était initialement pavée d'excellentes intentions.
Il n'est plus un projet qui ne soit noyé sous un fatras de formalités et de consultations à tout-va, au nom d'un consensus évanescent devenu l'horizon indépassable de toute action collective. Et ce, au mépris d'un temps, celui de la société civile, de chacun d'entre nous, qui ne compte plus.
Quel élu local, quel responsable d'association, quel chef d'entreprise n'a jamais baissé les bras face à l'empilement de procédures auquel il est confronté pour le moindre projet ? Le résultat le plus clair, et le mal à curer d'urgence, en est une triple incapacité : 1/ incapacité à décider de façon claire et rapide ; 2/ par suite, incapacité à assumer une responsabilité identifiable ; 3/ enfin et par voie de conséquence, incapacité à agir de façon efficace, sinon au terme de délais interminables qui se comptent en années quand ce n'est pas en décennies, tels que tout est périmé depuis longtemps quand on aboutit enfin.
Bien entendu, ce procéduralisme frappe toutes les relations sociales désormais enfermées dans des carcans procéduraux dont on a perdu de vue depuis bien longtemps la finalité pour ne retenir que la défense de positions institutionnelles acquises par les parties prenantes. Ce mal n'est finalement rien d'autre que le symptôme d'une société de défiance généralisée.
4/ Quatrième drogue, qui conditionne les autres : le mandarinat des élites
Ce quatrième fléau sera le plus difficile à enrayer parce qu'il se pare d'une vertu, celle de la sélection égalitaire par le mérite ; et bénéficie d'un atout incontestable, celui de l'intelligence de ses membres à raison même de son mode opératoire. L'énarchie en est un symbole, mais trop étriqué ; il faut y adjoindre tous les " grands corps " d'ingénieurs, les grandes écoles de commerce et les autres concours par lesquels sont sélectionnés, sur des critères uniquement intellectuels et formels, les futurs dirigeants de la nation, toutes institutions confondues, à un âge où les impétrants ne peuvent évidemment pas avoir fait la preuve de leurs capacités à diriger.
Ce mandarinat de clans jalousement protégés et imbus d'une légitimité qu'ils estiment leur revenir de droit, dont témoigne le recrutement quasi-exclusif de nos dirigeants à quelque institution qu'ils appartiennent, creuse année après année un abîme grandissant avec une société civile qui ne s'y reconnaît plus. En outre, il est désormais imprégné de trois vices rédhibitoires :
1/ D'abord une confusion des intérêts, voire une corruption rampante, difficilement saisissable, souvent indirecte, mais réelle et jamais nettoyée parce que les intéressés n'en semblent même plus conscients, qui vicie profondément le fonctionnement des institutions et des entreprises.
2/ Ensuite une faculté extraordinaire à persévérer dans l'échec. C'est vrai de toutes les équipes gouvernementales, toujours défaites mais toujours en place depuis près de 30 ans. Quel dirigeant français a osé mettre son sort dans la balance d'un scrutin et se retirer en cas d'échec ? Ce l'est tout autant des " grands patrons " comme de tous les membres de la nomenklatura dont aucune faillite n'est réellement sanctionnée.
3/ Enfin une lâcheté trop répandue qui écarte systématiquement les sujets qui fâchent au nom d'une unanimité de façade. Avec toujours le même résultat : aucun changement d'équipe n'est jamais décisif, et aucune ne peut se prévaloir d'un mandat clair qui la fonde à agir.
En décrivant ces pathologies, je ne fais nullement œuvre originale : elles l'ont été maintes fois ; elles emplissent des rapports entiers qui dorment au fond des tiroirs. Je ne cherche pas davantage à être exhaustif, ni à remonter aux causes philosophiques et morales de la crise, mais à m'en tenir à ses manifestations politiques. Alors pourquoi y revenir ?
Tout simplement parce qu'en trois mois la donne politique, précisément, a changé.
La donne a changé
Le rejet du projet de traité constitutionnel a brutalement stoppé une mécanique qui tournait sur elle-même, et " ringardisé " toute une génération politique. Le Royaume-Uni, pays rival de la France en Europe s'il en est, se prépare à profiter du vide ainsi créé pour marquer son avantage. L'Allemagne, notre plus fidèle allié, s'apprête à s'écarter : quelle que soit la majorité qui sortira de ses prochaines élections au Bundestag, le modèle allemand sera remis en cause par de profondes réformes sociales et économiques qui laisseront le gouvernement français isolé sur son quant-à-soi.
Quant à l'influence internationale et au prestige de la France, on a vu ce qu'il en restait : qu'il s'agisse de l'Irak, du Proche-Orient, de la lutte contre le terrorisme, de l'aide aux pays les plus pauvres ou de la protection de la planète, les grandes affaires du monde se règlent sans elle ; et ce n'est pas la fascination pour le tiers-mondisme gauchiste et corrompu du président brésilien qui les requinquera.
Les deux prochaines années seront décisives. Non pour s'interroger et analyser : le diagnostic est porté depuis longtemps. Pas davantage pour régler en trois mois des problèmes qui pourrissent depuis des décennies : ce serait dérisoire. Mais pour préparer les remèdes, en exposer le contenu concret, en débattre, et aboutir à un mandat clair qui devra être donné en 2007 à ceux qui auront le courage de s'y atteler, sans craindre d'annoncer des remises en cause douloureuses et de longues années d'efforts.
À la veille des vacances, c'est cette réflexion que nous souhaitons laisser à nos lecteurs afin qu'elle mûrisse et que chacun puisse se déterminer sur la contribution qu'il voudra y apporter.
La Fondation de Service Politique, pour sa modeste part, entend y participer dès la rentrée en associant tous ceux qui lui font l'amitié et l'honneur de l'accompagner.
*François de Lacoste Lareymondie est vice-président de la Fondation de service politique.
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