Article rédigé par Jacques Bichot*, le 08 avril 2005
En 1979, dans Redemptor hominis, le pape fraîchement élu (quatre mois) sembla se plier au langage convenu de l'anticapitalisme primaire qui était encore dans l'air du temps. Mais on voit dans cette première encyclique qu'il ne se contentait pas du concept de "péché social" par lequel beaucoup de chrétiens rejetaient sur la société la responsabilité de tout ce qui va mal : son sens de la responsabilité individuelle, qui s'exprima pleinement en 1984 dans l'exhortation apostolique Reconciliatio et poenitentia, s'y opposait.
En1984, auréolé par le courage et la puissance de pardon qu'avait révélés l'attentat de 1981, Jean-Paul II avait conquis sa liberté d'expression. Il en fit usage pour mettre les points sur les i : "Il est une conception du péché social qui n'est ni légitime ni admissible, bien qu'elle revienne souvent à notre époque dans certains milieux : cette conception, en opposant, non sans ambiguïté le péché social au péché personnel, conduit, de façon plus ou moins inconsciente, à atténuer et presque à effacer ce qui est personnel pour ne reconnaître que les fautes et les responsabilités sociales. [...] Le péché, au sens propre et précis du terme, est toujours un acte de la personne, car il est l'acte de liberté d'un homme particulier et non pas, à proprement parler, celui d'un groupe ou d'une communauté."
En refusant ainsi le holisme qui réduit l'individu à une simple partie du groupe, Jean-Paul II ne niait ni ne sous-estimait l'importance des facteurs collectifs. Il tenait à conserver tout ce qu'il y avait de pertinent dans les notions de "situations de péché" et de "péché social" : un environnement économique, social, culturel, peut inciter à mal agir. Alors, comment articuler la reconnaissance de ce conditionnement des personnes par leur environnement, et l'affirmation en quelque sorte ontologique de leur liberté ? Voici la solution que le Pape commença à exposer en 1984 : "Quand elle parle de situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux certaines situations ou certains comportements collectifs de groupes sociaux, ou même l'attitude de nations entières et de blocs de nations, l'Église sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l'accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels."
Il restait à nommer ces sortes de dépôts sédimentaires secrétés par des millions de péchés individuels comme d'innombrables organismes marins ont formé, par accumulation, bien des couches géologiques. Jean-Paul II le fit en 1987-1988 (1) dans Sollicitudo rei socialis, encyclique dans laquelle il applique cette notion à divers aspects de la question sociale, et particulièrement au sous-développement : "J'ai voulu introduire ici ce type d'analyse pour montrer quelle est la véritable nature du mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples : il s'agit d'un mal moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des structures de péché."
Le Pape applique aussi la notion nouvellement baptisée à la division du monde "en blocs régis par des idéologies rigides" : il y voit "un monde soumis à des structures de péché, lesquelles [...] ont pour origine le péché personnel et, par conséquent, sont toujours reliées à des actes concrets des personnes qui les font naître, les consolident et les rendent difficiles à abolir. Ainsi elles se renforcent, se répandent et deviennent sources d'autres péchés, et elles conditionnent la conduite des hommes"(2).
Dans Mémoire et Identité, le livre d'entretiens publié au début de cette année, le Pape se réfère encore, sans utiliser le terme, au principe des structures de péché : "Si je suis libre, cela veut dire que je peux faire un usage bon ou mauvais de ma liberté. Si j'en fais un bon usage, je deviens donc meilleur à mon tour, et le bien que j'ai réalisé a une influence positive sur ceux qui m'entourent. À l'inverse, si j'en fais un mauvais usage, il en résultera un enracinement et une diffusion du mal en moi et dans le monde qui m'entoure."
Dans ce passage la sédimentation du bien fait pendant à celle du mal. Le testament du Pape, sa manière de nous dire une dernière fois " n'ayez pas peur ", est cette idée que le bien et l'amour, eux aussi, font boule de neige. Qui était plus autorisé à en témoigner que l'homme dont la foi, l'espérance et la charité ardentes ont fortement contribué, avec la grâce de Dieu, à dissoudre une structure de péché, le totalitarisme communiste, qui conditionnait des dizaines de millions d'hommes en Europe ?
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'université Jean-Moulin (Lyon 3)
Notes
(1) Signée le 30 décembre 1987, cette encyclique fut publiée en février 1988
(2) Pour plus de précisions et d'illustrations sur les structures de péché, voir l'ouvrage que Denis Lensel et moi avons consacré à ce concept sous le titre Les Autoroutes du mal, Presses de la Renaissance, 2001.
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