Article rédigé par Jean-Germain Salvan*, le 16 mars 2005
Pauvre Liban, "si près d'Israël et de la Syrie, si loin de Dieu et de la France" ! Commençons par un court rappel géographique et historique : il est impossible de comprendre ce qui se passe au Liban sans revenir au XIXe siècle.
Dans la Turquie ottomane existait une province de Syrie qui recouvrait ce que sont devenus, après 1918, les États actuels de Syrie, du Liban, de la Palestine/Israël et de la Jordanie. En 1916, les accords Sykes-Picot avaient partagé cette province turque entre la France, qui reçut la Syrie et le Liban, et la Grande-Bretagne, qui reçut la Palestine, la Transjordanie et l'Irak. Mais les Anglais avaient aussi promis au Cherif Fayçal un État regroupant les Arabes...
L'ambition de la "Grande Syrie"...
Le ressentiment arabe fut très vif après 1920, et Michel Aflak, un chrétien syrien, organisa le parti Baas, dont l'objectif fut de rassembler les arabophones vivant entre l'Atlantique et le Golfe arabo-persique : on peut difficilement imaginer un projet plus déstabilisateur pour les fins recherchées par les dirigeants politiques d'hier et d'aujourd'hui ! Le parti Baas fut organisé comme le parti nazi ou le parti communiste soviétique : un instrument destiné à conquérir et à conserver le pouvoir.
À partir de 1946, le parti Baas monte en puissance : il prend le pouvoir en Syrie avec le coup d'État d'Hafez el Assad en 1970, et en 1958 en Irak. Dans ces deux pays, le Baas encadre la population selon les méthodes soviétiques, à travers de multiples organisations coiffées par de nombreux services secrets de sécurité.
Mais les rivalités dans le monde arabe sont telles que les Baas syrien et irakien entretinrent les relations de Caïn et d'Abel ! Pour tout aggraver, Assad appartenait à une minorité religieuse, les alaouites, qui sont à la frange extrême de l'islam ; la Syrie comprend 82 % de musulmans sunnites, 13 % d'alaouites, quelques druzes et quelques chrétiens.
Arrivé au pouvoir, Hafez el Assad se donne deux objectifs : 1/ constituer une dynastie qui maintienne le pouvoir alaouite ; 2/ mettre la main sur le Liban, pour constituer une " Grande Syrie ", où les sunnites seraient minoritaires face aux chrétiens, druzes, alaouites et chiites. Les fautes politiques des Libanais, à partir de 1975, lui permirent d'amorcer la réalisation de son projet. D'autant plus que tous les coups d'État qui secouèrent la Syrie entre 1946 et 1970 furent préparés à Beyrouth : on ne peut donc s'étonner de la méfiance du clan Assad envers les Libanais !
Hafez el Assad, conformément à toutes les traditions arabes, installe son fils Bachar à la tête de l'Etat...Et le clan Assad, conformément à toutes les traditions damascènes, utilise l'assassinat pour faire comprendre à ses interlocuteurs que la Syrie était et reste un partenaire incontournable au Proche-Orient. Tous les assassinats de personnalités citées en annexe (cf. nos repères historiques, "Au pays du Cèdre, 4000 d'histoire") furent organisés par les services secrets syriens. La longévité du clan Assad au pouvoir en Syrie est sans exemple depuis plus d'un millénaire...
S'il n'y avait que la Syrie, les problèmes libanais auraient des solutions. Mais le Liban a un autre voisin redoutable, Israël. Là aussi, un peu d'histoire est indispensable.
... et la "Terre d'Israël"
La Bible est-elle d'abord un recueil de préceptes moraux, ou l'acte divin de donation aux israélites d'une terre, cadastre à l'appui ? Cette question n'est pas innocente, car il n'y a pas que les intégristes juifs pour prendre à la lettre le Deutéronome (XI-24) : "Tout lieu que foulera la plante de vos pieds sera vôtre : depuis le désert, depuis le Liban, depuis le Fleuve, le fleuve Euphrate, jusqu'à la mer occidentale s'étendra votre territoire."
Trois citations plus récentes.
En décembre 1919, C. Weizmann écrivait à Lloyd George : "L'avenir économique de la Palestine dépend entièrement de l'eau nécessaire à l'irrigation et à la production d'électricité... en provenance essentiellement du Mont Hermon, du Jourdain et du Litani" (A. Bourgi et P.Weiss, "Israël et le Sud Liban", in Peuples méditerranéens n° 20, juillet–septembre 1982, p. 94).
De même Ben Gourion déclarait en décembre 1968 : "Il y a quarante ou cinquante ans, lorsque nous parlions de foyer national juif, il s'agissait de toute la Palestine,
les frontières en étaient le Liban et le désert" (C. Renglet, (Israël face à l'Islam, Horvath, Toulouse, 1983, p. 68).
En juillet 1982, le député israélien Y. Neeman soutenait : "Le Liban, c'est la terre d'Israël" (in T. Drori,Le Monde, 30-31 décembre 1984).
Face à la résistance libanaise, et surtout face à la détermination des combattants du Hezbollah, Israël a dû abandonner ces projets en 2000...
Les hésitations occidentales
C'est au Proche et au Moyen-Orient que l'ONU a mis en œuvre sa politique consistant, lors des conflits, à imposer des cessez-le feu aux belligérants, tout en laissant pourrir la situation ensuite. Les deux camps en profitent pour refaire leurs forces et préparer les prochains combats. On peut se poser des questions sur la pertinence de cette politique...
Les États-Unis ont tardivement découvert l'intérêt d'exporter la démocratie au Proche et au Moyen-Orient.
De 1945 à 2001, leurs priorités furent 1/ l'accès au pétrole et 2/ la sécurité d'Israël. Henry Kissinger était fasciné par Hafez el Assad. Il voyait en lui le "Bismarck du Moyen-Orient". Après Kissinger, la diplomatie américaine avait paru admettre les prétentions d'Israël sur le Sud-Liban et celle des Palestiniens, qui s'y étaient installés au mépris de la souveraineté libanaise. En 1993, un accord occulte entre les États-Unis, la Syrie et Israël limitait les affrontements au sud du Liban entre le Hezbollah et l'armée du Sud-Liban...
En dépit de ce qu'ont pu écrire la plupart des journalistes français, les États-Unis, depuis leur attaque contre l'Irak il y a deux ans, ont provoqué une onde de choc dont les effets dans les mondes arabe et musulman seront durables. La Syrie ne peut prendre à la légère des projets et les propos tenus par le président Bush et les parlementaires américains : un repli plus ou moins complet des forces et des services secrets syriens paraît inéluctable. Mais parmi les responsables politiques chrétiens et musulmans libanais, la Syrie peut compter sur de solides appuis, bien préparés depuis trente ans...
Quant à la France, elle a perdu beaucoup de son prestige, d'abord depuis 1940, puis par ses interventions limitées, pour ne pas dire pusillanimes, dans le cadre de l'ONU ou de forces multinationales : des interventions limitées ne peuvent obtenir que des résultats limités.
Le principe d'intangibilité des frontières héritées de la décolonisation ou des deux guerres mondiales que nous affichons est-il compatible avec le soutien accordé à Arafat, qui se conduisit au Liban comme en pays conquis jusqu'en 1993 ?
Une mosaïque de communautés
Le Liban, c'est une superficie de 10.400 km2, soit la surface d'un département français comme la Gironde. Des montagnes abruptes couvrent la majeure partie du pays : elles furent le refuge de toutes les minorités pourchassées au Proche et au Moyen-Orient.
Il est impossible d'effectuer un recensement depuis celui de 1932, organisé par les Français : les chrétiens souhaitent que l'on prenne en compte les émigrés, ce que refusent les musulmans. On évalue la population dans une fourchette de 3,5 à 4 millions d'habitants.
50 % de cette population est concentrée dans la conurbation de Beyrouth, 80 % dans les villes (Tripoli, Saïda, Tyr notamment). Il semble y vivre aujourd'hui une majorité musulmane, d'environ 60 %. Dans ce groupe musulman, les chiites paraissent les plus nombreux, au moins 60 %. Ceux-ci pratiquent une stratégie de submersion démographique : les familles comptant dix enfants ou plus sont majoritaires au sud du pays.
D'emblée, il faut signaler que le Liban est et fut un pays d'émigration et d'immigration. Des Arméniens (200 000) y arrivèrent à partir de 1915, des Kurdes ensuite. Aujourd'hui, de 500.000 à un million de travailleurs syriens forment une main d'œuvre de bas niveau pour l'agriculture et l'industrie libanaise. Des Libanais émigrés en Afrique à partir de 1920 sont rentrés au pays à partir de 1962, lors des indépendances africaines. Près de 350.000 Palestiniens arrivèrent entre 1947 et 1969 (Septembre noir).
Chaque communauté est régie par ses propres lois ou coutumes, souvent féodales : on en compte dix-sept. Pour les chrétiens, citons les maronites, le groupe le plus nombreux, mais la division entre le clan Frangié, installé vers Tripoli, pro-syrien, et les autres clans, dont celui des Gemayel, reste profonde. On compte bien entendu des grecs-catholiques et d'autres orthodoxes, des Arméniens catholiques, orthodoxes ou protestants, des jacobites, des syriaques, des chaldéens ; j'en oublie certainement.
Dans la montagne, les druzes, qui se situent à la frange extrême du chiisme et de l'islam, se partagent en deux clans : le clan Joumblatt et le clan Hasbaya, celui des Aslan. Il est intéressant de signaler que le clan Joumblatt, typiquement féodal, dispose d'un faux-nez politique, le Parti socialiste progressiste, ce qui ravit les jobards de la gauche européenne : ils l'ont intégré dans l'Internationale socialiste, aux côtés de Kadhafi, Gbagbo et autres démocrates tiers-mondistes...
Initialement le Liban se constitua, à partir du XVIe siècle, sous l'impulsion de l'émir Fakhr el Din Maan, par l'entente des chrétiens et des druzes, acceptant une lâche vassalité des Turcs.
Une chance à saisir
À partir de 1945, le Liban fut géré comme une banque : il s'agissait essentiellement d'attirer les capitaux du monde arabe dans les établissements financiers de Beyrouth. Les dirigeants libanais se gaussaient des considérables dépenses et des efforts militaires syriens ou égyptiens. Ils disaient : " Notre faiblesse,c'est notre force ", sans voir qu'ils constituaient une proie. Le réveil fut brutal en 1976... Cela dit, les maladresses et la lourdeur des occupants syriens depuis 1976, et des Israéliens depuis 1978, et surtout depuis 1983, ont provoqué un réflexe national analogue à celui des Français lors de Valmy.
On ne dira jamais assez quelles fautes constituèrent les affrontements entre chrétiens jusqu'en 1990, et entre chrétiens et druzes en 1983 : ces conflits remettaient en cause les fondements historiques de la nation libanaise.
Aujourd'hui la chance du Liban, c'est d'abord la lassitude des Libanais face aux affrontements fratricides. C'est la certitude qu'ils ne peuvent pas compter sur la solidarité des autres États, occidentaux, arabes ou musulmans. C'est ensuite la lourdeur de l'occupation syrienne depuis trente ans et enfin l'onde de choc provoquée par l'intervention américaine en Irak, sur fond de révoltes populaires victorieuses en Géorgie et en Ukraine.
Saurons-nous, et les Libanais sauront-ils, en tirer toutes les leçons ?
*Jean-Germain Salvan est général (CR), ancien colonel des forces françaises de la Finul, gravement blessé en 1976 à Beyrouth, commandeur de l'Ordre du Cèdre du Liban.
> Pour en savoir plus, cf. nos repères historiques, "Au pays du Cèdre, 4000 d'histoire"
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