Article rédigé par Hélène Bodenez*, le 28 septembre 2007
C'est Philippe Torreton qui le dit : Molière n'a jamais eu de discours sur Dieu (sur Europe 1, interrogé par Dominique Souchier). Pour l'acteur, qui met en scène Dom Juan au théâtre Marigny, ce que Molière veut, c'est éclairer le dérangement des hommes , et avec Dom Juan pris dans l'énorme querelle du Tartuffe, le dérangement des hommes est dû à une mauvaise interprétation du divin.
Ainsi apparaît un Dom Juan nouveau, le Dom Juan de Torreton, pour qui la question ne sera donc ni Dieu ni Diable, ni Ciel, ni Enfer, mais un homme très proche de l'agnostique moderne, un homme, au fond, très proche de lui, le très laïque Philippe Torreton. Comme Don Juan, il veut avoir la liberté de rétorquer avec insolence : Laissons cela !
Parallèlement, notre impétueux metteur en scène revendique de monter la pièce en servant vraiment Molière, ne voulant ni de héros romantique ni de héros pris dans un tourment existentiel. Il ne veut pas non plus, assure-t-il, que le héros soit condamné dès la première scène comme si l'on entrait en tragédie. Tout cela a été dit sur les ondes et expliqué aux spectateurs après la pièce, le mercredi. Soit ! Que restera-t-il donc de ce Dom Juan-là, est-on en droit de se demander, sceptique, s'il ne reste rien du drame théologique ? s'il ne reste rien de Dieu ni de la mort ? Heureusement, il ne suffit pas de le dire pour que cela soit : ce que j'ai vu est tout autre. À croire même que celui qui parle n'est pas le metteur en scène !
Un glas chrétien, forcément
Ce que j'ai entendu c'est, dès avant le lever de rideau, un glas, un glas noir lancinant et funèbre. Un glas ancrant la pièce dans une construction circulaire tragique. Un long glas enveloppant la pièce dans la mort avant même qu'elle ne commence. Le glas de l'action tragique qui a, en réalité, commencé dès avant la scène première : meurtre du Commandeur, trahison d'Elvire et fuite du libertin après l'avoir enlevée de son couvent. Glas terrible venant de nulle part, peut-être de ce haut plafond du théâtre, qui tout à l'heure s'illuminera pour la dernière scène. Glas chrétien forcément. Il n'y a pas de glas laïque ou musulman. L'actualisation n'aura pas lieu en surlignements grossiers, et un Gusman inquiétant, habillé en Turc, serviteur de la très catholique mais orgueilleuse Elvire, aura beau faire miroiter son poignard effilé dans la scène d'exposition, cela n'ajoutera rien à l'affaire.
Ce que j'ai vu, en revanche, c'est un débauché, violent, tyrannique, intolérant ; ce que j'ai vu, encore, ce sont des victimes nobles et dignes de compassion. Don Juan a fait son entrée sur scène en costume d'opéra, voyante tenue blanche de tragédien aux rubans de feu pour une orgie en cours. Le dérangement a bel et bien commencé de son côté. La première entrée du personnage est celle de l'hypocrite, de celui qui porte le masque : son visage de comédien outrageusement fardé le dit assez. Contrairement à ce qui a été avancé, le dérangement n'est donc pas dans le clan des dévots, non.
La suite de la mise en scène le prouve encore : pas de scène d'hystérie d'Elvire, pas de frères fanatiques, pas de Don Louis décadent – poignant Serge Maillat, pas de paysannes si ridicules que cela ou de Pierrot idiot – excellent Nicolas Chupin. Pas de Monsieur Dimanche benêt – en usurier juif comme dans la mise en scène de Daniel Mesguish en 2003 à l'Athénée. Dans des scènes épurées, aux décors riches et esthétisés à l'extrême, Don Juan, vulgaire, fait évoluer sa seule méchanceté ordinaire : il est bien celui qui nuit à tous. Coups de pied insupportables à Pierrot à terre, violences physiques et verbales constantes, aux paysannes manipulées, au Pauvre insulté, comme à Sganarelle qui a dérobé un peu de nourriture, tyrannisé, indifférence cynique au cadavre du pendu dans la forêt...
Geste surtout pas anodin, presque fanatique, que celui d'arracher le voile d'Elvire réapparaissant une ultime fois en femme voilée à l'acte V. Choc de la vision ! Son grand costume noir superpose niqab islamiste au voile catholique attendu. Le geste de Don Juan-Torreton se veut alors engagé : arracher un voile qu'on ne saurait voir, dans un amalgame de tous les voiles qu'il faudrait sans doute interdire de la même façon, sans appel. Pataquès ! Contresens ! Geste agressif de condamnation qui se condamne lui-même.
Démonstration par l'absurde ?
Pour tout metteur en scène, la scène finale est une gageure. Notre modernité, fille de la mort de Dieu, a souvent vu naître des mises en scène échevelées voulant effacer le divin en effaçant la statue du Commandeur. La fin fantastique écrite par Molière est, de ce fait, toujours difficile à montrer dans une société contemporaine, empreinte d'athéisme pragmatique. De l'invitation à souper à la fin de l'acte III, remarquable ici, à l'excellente infernale punition divine dont on ne dévoilera pas le cœur, Philippe Torreton reste paradoxalement fidèle au texte, alors même que la statue du Commandeur est effacée dans une esthétique hispanique et baroque proche des cérémonies de la Valle de los Caïdos. Rien ne pouvait laisser prévoir une telle fin académique où il est enfin bien question et de Dieu et de la mort.
Manquant singulièrement d'unité et d'originalité, inégale dans ses trouvailles, la pièce nous livre un Don Juan pas assez grand seigneur à force d'être trop banal méchant homme . Conventionnelle, elle n'en reste pas moins une bonne pièce à voir actuellement, par tous, on ne peut plus classique dans son interprétation. On est loin de l'esprit d'Avignon et de ses inventions ineptes. Et cela fait du bien ! Particulièrement juste également, l'exceptionnelle prestation de Jean-Paul Farré, un Sganarelle, petit vieux rondouillard portant un comique sobre. Sans lui, Don Juan n'est rien. Les coups de patte au catholicisme, comme l'Angélus moqué dans la scène des paysannes ou l'actualisation hispanisante avec les énormes croix pectorales des personnages du pseudo-clan des dévots, restent marginaux et tombent finalement à plat à force d'être plaqués sans nécessité interne.
Le texte génial de Molière, grand gagnant de cette entreprise laïque, résiste à toute interprétation étroite, fût-elle explicitée à l'avance par la glose myope de son metteur en scène.
*Hélène Bodenez est professeur de lettres au lycée Saint-Louis-de-Gonzague (Franklin, Paris).
Dom Juan, le Festin de pierre
de Molière,
mise en scène Philippe Torreton■ Théâtre Marigny-Robert Hossein. Carré Marigny, Paris-8e.
Mo : Champs-Elysées-Clemenceau ou Franklin-Roosevelt.
Tél. : 01-53-96-70-00.
À 20h00, sauf mercredi 19h00, suivi d'un échange avec les comédiens, samedi 15h00 et 20h00, dimanche 16h00. Des billets à tarif réduit au kiosque de la Madeleine et sur Ticketac.com
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