Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 18 mars 2005
La Lettre adressée par le Saint-Père aux évêques de France, le 11 février, fête de Notre-Dame de Lourdes, en a désarçonné plus d'un : la tonalité générale est plutôt consensuelle, la forme un peu lourde.
Ce style pourtant courant dans certaines correspondances officielles de Rome, justifié par les besoins de la diplomatie, même à l'intérieur de l'Église, a paru plus anesthésiant que mobilisateur. Et pourtant, une lecture approfondie révèle un texte clair et nettement opératoire.
1/ Premier point : la laïcité à la française est devenue concrètement acceptable, au terme d'une évolution pacificatrice à laquelle l'État Français a beaucoup contribué, certes, en même temps que l'Église. Mais "l'entente au jour le jour qui a ouvert la voie à un consensus de fait" n'en a pas abrogé les soubassements idéologiques qui restent très éloignés d'une "légitime et saine laïcité" au sens où l'entend l'Église. D'où, semble-t-il, le choix des citations, y compris celle de Pie XII, et ce qui apparaît presque comme une définition de la juste laïcité de l'État : "la non-confessionnalité de l'État, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l'Église et des différentes religions, comme dans la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société travaillent ensemble au service de tous et de la communauté nationale."
Cela dit, il n'est pas utile, vu de Rome, de réveiller les vieilles querelles dès lors qu'en pratique et de façon régulière les chrétiens — pas seulement les individus mais aussi "l'Église qui est en France" prise en tant qu'institution — peuvent dialoguer au plus haut niveau avec l'État et "collaborer dans la vie sociale en vue du bien commun". Cette acceptation du statu quo semble coïncider assez bien avec la position exprimée par les plus hautes autorités de l'Église de France (le cardinal Lustiger en tête, lors de son audition devant la Commission Stasi par exemple), mais aussi avec celle des autorités gouvernementales actuelles qui ont déclaré publiquement et à plusieurs reprises leur intention de ne pas toucher à la loi de 1905. Dont acte, serait-on tenté de lire.
2/ Le Pape constate que des développements positifs et nombreux ont été enregistrés au niveau de l'engagement concret des chrétiens dans la vie sociale en vue du bien commun, à tous les niveaux : ce ne sont pas seulement des propos convenus si j'en juge par la liste des personnalités auxquelles le rédacteur se réfère (y compris Edmond Michelet dont certains Français se souviennent parfois douloureusement...). Mais tant mieux ! D'abord parce que cette diversité illustre délibérément la variété des situations et des positions publiques possibles pour un chrétien (dans certaines limites que le lettre n'avait pas pour objet ni pour intention de préciser). Ensuite et surtout, parce qu'en tout état de cause ils en ont le devoir moral : sur ce point la Lettre reprend de façon directe, quoique résumée, la substance de la Note doctrinale rédigée par cardinal Ratzinger il y a deux ans.
La Lettre ajoute d'ailleurs, et l'insistance ne paraît pas fortuite, que ce devoir s'accompagne de celui du "témoignage par la parole et par les actes, en vivant les valeurs morales et spirituelles et en les proposant à leurs concitoyens dans le respect de la liberté de chacun". À nouveau, le pape rappelle cette exigence de cohérence qui découle, outre la nature des choses, du caractère public de l'engagement demandé.
À cet égard, le choix du destinataire est ici important. Après tout, Rome aurait pu utiliser un autre canal (note impersonnelle, déclaration publique d'un éminent personnage, etc.). En s'adressant de la sorte aux évêques, on peut se demander si Jean-Paul II n'a pas souhaité leur rappeler qu'ils ont eux-mêmes à exhorter leurs ouailles en ce sens, notamment en ce qui concerne le second aspect, celui de la cohérence et de la nécessité de vivre concrètement les valeurs morales et spirituelles. Or c'est un sujet sur lequel on peine à les entendre, à la différence récente de certains évêques américains (par exemple à propos de l'avortement lors de la récente campagne présidentielle) ou européens (par exemple à propos de l'héritage chrétien pendant les négociations sur le projet de constitution européenne) ; alors qu'il y aurait beaucoup à dire, même s'il y a aussi de nombreux coups à prendre.
3/ En corollaire de ce devoir, les chrétiens ont droit à ce que la vie religieuse soit reconnue en tant que telle par l'autorité politique, condition nécessaire pour éviter que les religions ne se réfugient dans le sectarisme et le repli identitaire qui pourrait mettre en danger l'État lui-même, danger que la lettre souligne à rebours des opinions reçues mais à juste titre. Ce droit à être reconnu dépasse la simple neutralité de l'État et s'oppose, évidemment, à ce que le religieux soit relégué dans la sphère privée. Cela était déjà connu ; mais le rappeler ici, dans le contexte français qui n'a évidemment pas échappé à la vigilance du rédacteur, n'a rien d'innocent.
La lettre ne s'en tient pas à ces seuls aspects doctrinaux ou moraux. À ses destinataires et d'une façon naturelle en raison de leur mission pastorale, justifiant ainsi la forme adoptée, elle adresse une invitation précise, celle d'assister les chrétiens dans l'exercice de ce devoir :en les soutenant lorsqu'ils l'exercent afin qu'ils en se découragent pas ; en les invitant à une pratique sacramentelle, et notamment eucharistique, plus approfondie parce qu'elle sera le fondement spirituel de leur démarche ; et en leur délivrant la formation nécessaire par l'enseignement et la catéchèse pour que leur conscience soit éclairée devant les choix concrets qu'ils auront à poser en raison de leurs responsabilités. En d'autres termes, ne les laissez pas isolés et désarmés face au monde !
Sous cet éclairage et au travers de termes très policés qui ont au moins l'avantage d'en faciliter la réception par ses divers lecteurs potentiels, la lettre pontificale n'a rien d'anodin. C'est peut-être même sa forme qui lui permet d'aborder sans susciter de rejet immédiat des questions qui pourraient devenir des "questions qui fâchent" dans les rapports avec l'État.
Sur ce sujet :
> Lettre aux évêques de France à propos de la laïcité
> Du fr. Emmanuel Perrier op, "Laïcité : "déclaration d'intention" de Rome et des évêques de France" (Décryptage, 18 février 2005)
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