Article rédigé par Roland Hureaux*, le 29 avril 2011
Ce qui s'est passé à Caillac (Lot) le 18 avril dernier a sans doute son pendant en bien des départements de France mais n'a pas encore attiré l'attention de la presse nationale.
Les élus de Cahors et des environs, soit une trentaine de communes ont refusé à l'unanimité le schéma départemental de coopération intercommunale que leur présentait le préfet.
Ce schéma prévoyait de regrouper les structures de coopération intercommunales du département en sept ensembles, parmi lesquels celui de Cahors représenterait 60 communes et un bon tiers de la population du Lot.
Les grands notables socialistes du département qui, en principe, sont opposés à un projet émanant du gouvernement, mais en réalité sont favorables à ces regroupements dont ils attendent des pouvoirs accrus, donnent des explications embarrassées : Martin Malvy, président du conseil régional et Gérard Miquel, président du conseil général se contentent de dire qu'il ne faut rien faire sans l'accord des élus de base. Aurélien Pradié, seul conseiller général UMP, lui, est enthousiaste.
Pourquoi ces débats qui passent, il faut bien le dire, par dessus la tête du grand public ? Parce que la loi du 16 décembre 2010 dite de réforme des collectivités territoriales a prévu, à l'article 16, l' achèvement et la rationalisation de la coopération intercommunale passant notamment par la disparition des communes isolées et des enclaves, le renforcement de la solidarité financière et une taille minimale de 5000 habitants ?
Pourquoi cette rationalisation ? Parce que pour mieux encourager les communes à se regrouper, les gouvernements successifs les avaient laissées libres, dans un premier temps, de le faire selon leurs affinités, culturelles ou politiques. Or cette liberté a abouti parfois à des périmètres compliqués.
Mais au-delà de la loi, l'administration a fait, comme souvent, du zèle : le but que s'assignent beaucoup de préfets est d'aboutir au nombre minimum de structures.
La même loi prévoit à l'article 8 que les communes vivant en communauté pourront fusionner en devenant des communes nouvelles . Ce n'est en principe qu'une option mais, là aussi, il faut attendre du zèle administratif des pressions discrètes en faveur des fusions.
Au terme du processus, dans un département comme le Lot, au lieu des 340 communes, aujourd'hui fédérées en une vingtaine de communautés, il n'y aurait plus que 7 communes. Au niveau national, en gardant la même proportion, on passerait de 36 682 communes à environ 700.
Résultat : la haute technocratie française, qui à travers les rapports Attali, Balladur etc. donne des idées au gouvernement et l'opinion éclairée dans son ensemble, celle qui se forme autour du bois de Boulogne, n'auront plus honte de vivre dans un pays à 36 000 communes, comme autrefois on avait honte, à l'école, de parler patois.
Ce n'est pas là une question de gauche et de droite : l'apôtre infatigable de ces regroupement est un obscur idéologue socialiste, Jean-Louis Guigou ; les lois s'enchaînent depuis 20 ans, promues tantôt par des ministres de gauche tantôt par des ministres de droite (Joxe et Chevènement aussi bien que Pasqua et Marleix) et toutes ont le même but : réaliser au fil des ans une euthanasie des petites communes au travers de toute une série de dispositifs insidieux et en usant d'une rhétorique moralisante : la nécessité de coopérer, de ne pas rester en dehors du mouvement général, de sortir de l'esprit de clocher. Faute d'oser contraindre ouvertement les communes, on multiplie les incitations : subventions proportionnelles au degré d'intégration, multiplication de vice-présidences porteuses d'indemnités, chantage aux subventions.
Après avoir proclamé bruyamment la rupture, l'actuel président a avalisé sans le moindre recul, dans ce domaine comme dans d'autres, les projets que lui présentait la technocratie, le même qui inspire toutes les réformes depuis vingt ans.
Pourquoi cette obstination ? Cela est dans le sens de l'histoire, cela permettra de faire des économies, dit-on.
Sens de l'histoire ? Il est vrai que le manifeste du Parti communiste de Karl Marx prévoyait dès 1848 de supprimer progressivement l'opposition ville-campagne . Ceaucescu avait prévu pour ce faire de raser les villages antiques pour les remplacer par des ensembles de type HLM. Aujourd'hui, l'administration voudrait, au travers de ces regroupements, enfermer des milliers de villages dans des structures de type urbain.
Mais où est aujourd'hui le sens de l'histoire ? Nos communes, héritières du village gaulois et de la paroisse médiévale, sont comme des familles. Il y a en France environ 20 millions de familles : est-ce le sens de l'histoire de les regrouper pou qu'il n'y en ait plus que 500 000 ?
Faire des économies ? Mais l'expérience des trente dernières années montre que les regroupements dans la sphère publique, comme souvent dans la sphère privée, aboutissent toujours à une couche bureaucratique supplémentaire et à des frais de structure plus lourds – en même temps qu'une perte en ligne de la vie démocratique.
Malgré ces faits avérés, la haute technocratie poursuit depuis vingt ans l'objectif de regrouper les communes de France, soi disant pour les moderniser.
Cela au rebours de la vraie modernité, qui suppose, comme l'a bien montré Jean-Jacques Rosa, la petite dimension, la flexibilité, l'autonomie : on sait , par exemple, que les PME créent des emplois là où les grands groupes les suppriment.
C'est dire que, depuis longtemps, cette entreprise de regroupement est à contre-sens de l'histoire.
Alors pourquoi, pourquoi cette obstination ?
C'est bien sûr une question d'idéologie : celle du déracinement selon laquelle la modernité passe par la rupture des liens traditionnels, celle de la concentration, de la dimension, fondée sur l'idée simpliste que l'efficacité va avec la taille. Les gens qui dirigent la France depuis vingt ans appliquent ce schéma à tous les secteurs de la vie publique, multipliant partout les désordres et accroissant les charges de fonctionnement.
Mais par derrière l'idéologie, il y a, comme toujours, des intérêts. Et pour percevoir lesquels il faut regarder les choses en finesse, plus qu'on ne le fait généralement dans les bureaux parisiens : les intérêts en cause ne sont pas ceux des élus locaux en général mais seulement de leur strate supérieure : parlementaires, conseillers généraux, exécutifs locaux, ceux que Yvan Stéfanovitch appelle la caste des 500 [1]. Le développement de l'intercommunalité depuis vingt ans ne s'est pas seulement traduite par un accroissement des dépenses – et des impôts –, mais aussi par un contrôle beaucoup plus étroit exercé par ces féodaux sur les petits élus, en premier lieu les maires de communes de petites et moyennes tailles dépossédés de presque toutes leurs prérogatives au bénéfice des grands élus – et aussi de la technocratie locale.
C'est pourquoi le Parlement, expression de ces grands élus, a très peu combattu le volet communal des projets du gouvernement, alors qu'il a résisté des quatre fers à la suppression du département.
Les petits élus ont toujours traîné les pieds face aux réformes. Mais on a su chaque fois les cajoler, les circonvenir, les intimider et ils ont fini, à reculons, par entrer dans le corral.
L'épisode de Caillac est significatif : en dépit des apparences, ce n'est pas le préfet qui est en cause, c'est le sénateur-président du conseil général, mis en difficulté aux élections cantonales et dont un des proches a été battu par un candidat de droite parce qu'il voulait intégrer le célèbre bourg moyenâgeux de Saint Circq-Lapopie dans une communauté d'agglomération !
Il se peut que, cette fois, les élus de terrain ne se laissent plus faire. Parce que s'ils ne résistent pas enfin, c'en sera fait définitivement de la commune. Parce que l'idéologie de la décentralisation, qui n'a en fait bénéficié qu'à une minorité de grands élus, longtemps incontestée, prend l'eau. Parce que dans la confusion qui règne aujourd'hui personne ne sait plus où est le sens de l'histoire !
Il se peut que le projet d'effacer les communes comme centre de décision automne dans notre pays qui est l'alpha et l'oméga de la pensée administrative depuis trente ans, apparaisse avec le recul aussi fou que le projet léniniste d'abolir la propriété privée !
[1] Yvan Stéfanovitch, La caste des 500, Lattès, 2010
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