Article rédigé par Jacques Bichot*, le 08 février 2008
La crise du subprime et les mésaventures de la Société Générale sur un marché de produits dérivés braquent les projecteurs médiatiques sur la finance de marché : l'entrée en vigueur, ce 1er février, d'un nouveau taux de 3,5 % pour le livret A ne fait guère événement.
Pourtant, examiner la façon dont est décidé le taux alloué à l'épargne liquide relevant, non du marché (comme les SICAV monétaires), mais de la finance administrée, est riche d'enseignements. Sachant qu'un Français sur deux possède un livret A, intéressons-nous donc quelques minutes à un autre aspect de la finance que le roman-feuilleton du trader Jérôme.
En 2004, la décision fut prise de décharger l'État du soin de fixer le taux du livret A : on voulut dépolitiser le mode de fixation de la rémunération de l'épargne populaire. Une formule de calcul remplaça l'appréciation discrétionnaire des pouvoirs publics ; la Banque de France fut chargée d'effectuer le calcul tous les six mois et d'en annoncer le résultat, fixant la valeur du taux pour les six mois suivants.
Deux ingrédients entrèrent dans la formule : le taux d'inflation calculé par l'INSEE, et un taux du marché monétaire, l'Euribor 3 mois, reflet des taux des prêts et emprunts à 3 mois entre banques dans la zone Euro. Plus précisément, le taux devait être supérieur d'un quart de point à la moyenne de ces deux indicateurs, arrondie au quart de point le plus proche.
Une décision entièrement politique
Cette formule a été utilisée sept fois. Elle va maintenant être modifiée, le résultat qu'elle donnerait pour la fixation du 1er février paraissant de nature à renchérir exagérément le coût des prêts aux HLM, principaux bénéficiaires des crédits formant la contrepartie de cette épargne dite populaire . Il s'agit là d'une décision entièrement politique, présentée par la presse comme provenant de Matignon. La nouvelle formule incorpore un troisième indicateur, le taux du marché monétaire au jour le jour (dit Eonia) ; elle a été concoctée tout simplement pour obtenir le résultat souhaité par le gouvernement : 3,5 %. Que nous apprend cet épisode ?
Premièrement, il montre que les gouvernements français, sauf quand ils y sont contraints par des traités internationaux, ne renoncent pas facilement à l'exercice discrétionnaire du pouvoir. Pour l'État, il n'y a pas de règle qui tienne : le bon plaisir du prince est de facto le ressort de toute décision. Chaque loi de finances, chaque loi de financement de la sécurité sociale, et bon nombre d'autres textes, fourniraient des dizaines d'illustrations supplémentaires de ce propos.
Deuxièmement, il révèle l'influence exercée par les modes intellectuelles sur ce pouvoir immense et tutélaire . Les épargnants qui veulent obtenir un rendement indexé sur celui d'un compartiment du marché monétaire ont à leur disposition toute la gamme des SICAV monétaires ; la vocation du livret A n'est pas d'imiter plus ou moins ces instruments, mais de garantir la conservation du pouvoir d'achat des sommes épargnées ; pour cela, la référence au taux d'inflation suffit. Le choix d'un — puis deux — taux du marché monétaire comme référence pour la fixation de la rémunération d'une épargne administrée est incompréhensible en dehors du culte des marchés financiers pratiqué par des responsables désireux de paraître branchés .
Troisièmement, l'affaire du livret A fournit l'occasion de réfléchir au goût du monde politico-administratif pour le cantonnement. De même que l'on s'est mis à affecter à la Sécurité sociale le produit de certains impôts nommément désignés (ou d'une proportion donnée de ce produit), en contradiction avec l'un des principes de base de la fiscalité, de même la collecte du livret A est censée être dédiée au financement du logement social. D'autres livrets défiscalisés (les LDD, nouveau nom des CODEVI) sont destinés à financer, au moins en théorie, le développement durable. La célèbre formule de la vignette pour les vieux a montré l'inanité de ces mises en correspondance biunivoque entre ressources et emplois : il n'existe évidemment aucune garantie que telle modalité de prélèvement ou d'épargne donnera en permanence précisément ce qui est requis pour financer telle catégorie de dépense ou d'investissements. Mais certaines traditions ont la vie dure.
La fin du monopole des Caisses d'épargne et de la Poste
Une autre affaire du livret A doit être examinée conjointement : la fin du monopole des Caisses d'épargne et de la Banque postale. La décision bruxelloise est subie par le gouvernement, après une résistance qui ne risquait guère de prospérer. Cela manifeste son incapacité à tirer parti d'une occasion qui se présentait : simplifier le fatras de livrets qui existe aujourd'hui (A, B, Bleu, LEP, LDD, Jeunes, bancaire) pour des raisons fiscales.
Quitte à opérer un changement, on aurait pu en effet édicter une règle simple et juste : exonérer de tout impôt et charge la partie des intérêts correspondant à l'érosion monétaire, et soumettre le gain réel au régime de droit commun. Une fois mis en place ce régime fiscal unique, les ménages regrouperaient leurs livrets : bien des personnes qui détiennent aujourd'hui 3 ou 4 livrets (un A et un LDD pour les avantages fiscaux, un LEP s'ils remplissent les conditions de ressources, un livret B ou bancaire s'ils ont un supplément d'épargne) n'en auraient plus qu'un. Cela leur gagnerait du temps, leur simplifierait la vie, et les institutions financières économiseraient sur leurs frais de gestion. Mais pourquoi simplifier quand on peut conserver ce qui est compliqué ?
Ainsi les deux affaires du livret A nous éclairent-elles sur ce qui empêche la classe politique française d'engager les réformes dont le pays a besoin : préférence pour les décisions discrétionnaires ; emprise de la pensée unique, c'est-à-dire des modes intellectuelles adoptées sans esprit critique ; absence de vision d'ensemble, remplacée par des raisonnements simplistes à base de relation biunivoque entre un problème et une solution ; et incapacité à saisir les occasions qui se présentent de remplacer un fatras de règles désuètes par une règle unique juste et rationnelle. Le mal français, pour reprendre un titre célèbre d'Alain Peyrefitte, est plus que jamais à l'œuvre.
* Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon 3). A paraître : Urgences retraite, petit traité de réanimation (Seuil).
■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à l'auteur
■