Article rédigé par Jacques Dumoulin, le 12 mars 2004
Dans le but, assurément louable, de laver l'Église catholique de l'opprobre que le film de Mel Gibson pourrait faire retomber sur elle, M. Henri Tincq s'est livré dans le Monde, au cours des dernières semaines, à un fascinant exercice : le procès de Mel Gibson, catholique rebelle, antisémite, menace potentielle pour les bonnes relations judéo-chrétiennes.
Une si noble cause appelait une procédure exemplaire. Le lecteur n'a pas été déçu.
Procès à charge. Le ton est donné dès l'ouverture du procès, le 10 février : ce film est " le pire exemple d'antisémitisme religieux depuis vingt-cinq ans ", rapporte un témoin. L'accusation n'y va pas de main morte : le film reprend la thèse du " peuple déicide ", tous les Juifs sont coupables de la mort de Jésus, et cela ne saurait étonner de la part d'un catholique d'extrême-droite comme Mel Gibson. Les témoins à charge sont légion, leurs propos abondamment rapportés. Que des gens bien, d'ailleurs : des rabbins, des cardinaux, des évêques, des théologiens, des universitaires, bref, des gars sérieux. " Antisémite ", " ultra-conservateur ", " ultra-violent ", " fondamentaliste "... Les accusations pleuvent, et toutes ne font pas sourire. Mel Gibson est coupable, c'est une affaire entendue.
Comme on sait que Le Monde respecte ses lecteurs et les tient pour des adultes capables de se former un jugement par eux-mêmes, on attend pourtant que la parole soit donnée à la défense, que l'on puisse savoir au moins ce que M. Gibson dit lui-même de son film, voire, au cas où cela intéresserait quelqu'un, qu'il parle de ses convictions. On attend, on attend... Silence. Ah, non ! Une citation, enfin, le 26 février. Mel Gibson considère que l'antisémitisme est " un péché ". Ce sera tout. L'accusation peut reprendre la parole. Inutile de souligner que, dans un pays où le mot de " péché " sert essentiellement à vanter les barres de chocolat ou les berlines de marque, la défense de l'accusé risque de paraître un peu sommaire, ou ridicule.
J'ai peine à croire que ce mot de " péché " soit tout ce que le réalisateur ait déclaré en public, depuis un an au moins que la polémique gronde autour de son film. À ce qu'on m'a dit, d'autres journaux ont publié des interviews entières, et l'Internet serait encore plus disert. Accusé, taisez-vous !
Faute de preuves. Le malaise s'accroît, lorsqu'on se prend à constater que les témoins à charge ont en commun, outre le sérieux déjà mentionné, le fait de n'avoir pas vu le film en question. Avant le 25 février, jour de la sortie du film en salles, aucune de ces personnes qui, au long d'au moins trois articles, profèrent les accusations les plus graves, n'a visionné The Passion ! Elles le disent d'ailleurs, ou on le comprend d'après leurs propos : mais l'inquisiteur n'a pas le temps de s'appesantir sur ces détails, ni d'introduire les bémols qu'ils devraient appeler.
Le film est-il antisémite ? Il faudra l'honnêteté de Patrick Jarreau, au lendemain de sa sortie, pour reconnaître que l'accusation est " sans fondement ". Ni " culpabilité collective ", ni " peuple déicide "... " Tout le film est construit autour du "serment du sang" ", avait dit l'accusation (10 février). On apprend par Jarreau (27 février) que la phrase " Que son sang soit sur nous... " n'est même pas reprise dans les sous-titres.
M. Tincq rapportait que des personnes qui " ont visionné ce film " ont été choquées par deux scènes, l'une montrant les grands prêtres juifs fabriquant la croix, l'autre les Juifs précipitant le Christ d'une falaise : bizarrement, ces deux scènes ne sont plus évoquées une fois le film sorti. C'est pourtant sur elles que s'est ouverte la campagne du Monde. On finit par se demander quel film ces personnes ont bien pu " visionner "...
Culpabilité collective. L'absence de témoins qualifiés, le silence imposé à la défense et le manque de preuves, étant le plus sûr moyen de mener un procès tranquillement, l'instruction a pourtant suivi son cours, un peu sinueux il est vrai à mesure que les chefs d'accusation tombent un par un.
M. Gibson ayant été reconnu coupable, il s'agit désormais de trouver le crime qu'il a commis, ou à défaut, de lui faire endosser la faute de quelques autres malfrats. Et M. Tincq, légèrement débordé sur sa droite par l'article de Patrick Jarreau déjà cité, de noyer l'Australien dans la foule sombre et malveillante des catholiques intégristes (27 février). Certes, " il n'est pas lié au réseau américain de la Fraternité Saint-Pie-X... ", mais " il en partage la sensibilité " : il aime " l'encens, la soutane, le latin ", que vous faut-il de plus ? " C'est un dévot. " Et les traditionnalistes sont 100.000 aux États-Unis. Et il y a 500 prêtres lefebvristes. Et Mgr Truc n'aime pas le pape. Mel Gibson n'a rien fait, mais il a omis de dire qu'il ne connaissait pas tous ces gens peu aimables avec lesquels il n'a aucun rapport. Qu'il paye.
Qu'il paye aussi pour l'Amérique, tant qu'à faire, puisqu'il est entendu depuis le début que " le film de Mel Gibson ne peut qu'encourager l'une des fractures les plus perverses de la société américaine ", celle qui est " en faveur de la guerre en Irak, contre l'avortement, contre les homosexuels et pour la peine de mort " (10 février). C'est pas grave, ça, peut-être ?
Culpabilité héréditaire. Mel Gibson a fait un film, mais il n'est pas antisémite. Les intégristes sont antisémites, mais ils ne font pas de films. Entre les deux, le lien est pourtant clair : Mel Gibson a un père, et son père est intégriste.
Je n'invente rien : l'accusation concède que Gibson-fils (Gibson-son, en quelque sorte) n'est peut-être pas antisémite, et qu'il n'a pas voulu " restaurer la thèse ancienne du peuple juif, "peuple déicide" " : mais — je cite — " sa défense est affaiblie par l'attitude de son père, leader d'une branche de catholiques intégristes et révisionnistes " (26 février). Gibson-son est coupable, puisque son papa l'est. Il s'appelle Hutton, et il est vraiment méchant. Et il aime causer, lui : on le cite à peu près trois fois plus que son aphasique rejeton. Il n'en faut pas plus pour boucler l'affaire. Si ce n'est toi, c'est donc ton père.
Voyez-vous, Mel Gibson aurait pu faire un film, qu'il n'a pas fait et que personne n'a vu, qui aurait pu dire que les Juifs étaient tous coupables de la mort du Christ, par hérédité. Mel Gibson n'a pas osé le faire, il ne l'a peut-être même pas rêvé. Henri Tincq l'a fait : " Mel Gibson a une lourde hérédité. " C'est écrit le 27 février. Cela suffit à justifier la convocation des témoins à charge, la falsification des preuves, et les patientes explications de l'inquisiteur sur la nébuleuse intégriste.
Dans un tel contexte, pour un tel débat, et au moment de nous donner des leçons sur " les doigts d'ange " qu'il faudrait avoir pour traiter certain sujet, l'hérédité de Mel Gibson était sûrement l'argument idéal.
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