Article rédigé par Philippe Oswald, le 09 septembre 2011
Kadhafi vaincu (mais toujours introuvable et qui promet de se battre jusqu'à la mort), l'essentiel reste à faire : stabiliser la Libye, et déjà la rendre vivable. C'est loin d'être gagné. L'intervention militaire de la coalition internationale a ouvert une nouvelle boîte de Pandore au Moyen Orient.
Le seul but officiel de l'intervention de l'Onu relayée par l'Otan était, rappelons-le, d'éviter les massacres. Naturellement, ceux-ci ont eu lieu car la guerre propre n'existe pas. Mais le pire est que les exactions se poursuivent, non seulement entre pro et anti-Kadhafi, mais à l'encontre de milliers de Noirs immigrés pris au piège par la guerre et tous considérés par les rebelles comme des mercenaires à la solde de Kadhafi : On tue des Noirs, on égorge des Noirs, on accuse les Noirs d'être des mercenaires. Vous trouvez ça normal qu'un pays qui compte un tiers de Noirs confonde Noirs et mercenaires? s'indigne le président de la commission de l'Union Africaine, Jean Ping (un sino-gabonais, d'où son nom), à l'adresse des nouveaux maîtres de Tripoli, les responsables du Conseil national de transition (CNT). De son côté, l'organisation anti-esclavagiste mauritanienne IRA (Initiative pour la Résurgence Abolitionniste) lance un SOS au monde entier : Les Noirs libyens et les migrants africains subsahariens en Libye sont victimes de violences, d'actes racistes et de crimes horribles depuis le début de la bataille. Nous lançons un appel urgent à l'ONU, aux gouvernements démocratiques et aux ONG à tout mettre en œuvre pour l'ouverture d'une enquête sur l'épuration ethnique (commise) par les deux camps opposés en Libye , ajoute-t-elle.
C'est Kadhafi qui avait fait venir ces Noirs africains, pour les utiliser, les exploiter, certes, mais non pour les assassiner. A côté de mercenaires africains naturalisés par le colonel dans les années quatre-vingt-dix, la majorité des immigrés venus de Côte d'Ivoire, du Tchad, du Soudan, ou du Nigéria, sont de simples travailleurs. A Tripoli même, confirme l'ONG Médecins sans frontières (MSF), les conditions de vie de 1200 migrants d'Afrique Subsaharienne se sont nettement dégradées depuis la chute de la capitale : ils sont en effet menacés de mort par les rebelles libyens et privés d'accès aux soins. Verra-t-on demain des membres du CNT jugés pour crimes contre l'humanité pour avoir procédé à de l'épuration ethnique , et des responsables de l'Otan poursuivis pour non assistance à populations en danger ?
Le second motif proclamé de l'intervention de l'Otan était d'instaurer la démocratie. De fait, la Déclaration constitutionnelle du 17 août du CNT garantit l'instauration d'un Etat démocratique , le respect des droits fondamentaux, l'égalité des chances ou encore le respect de la vie privée une fois qu'il aura pris le pouvoir. Mais il y annonce aussi que la charia sera la source principale de la loi . Démocratie et charia feraient-elles bon ménage ? Ce n'est pas l'avis de la Cour européenne des droits de l'homme qui dans un arrêt du 31 juillet 2001, faisait observer l'incompatibilité du régime démocratique avec les règles de la charia . On y lit notamment : la Cour reconnaît que la Charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l'évolution incessante des libertés publiques. La Cour relève que, lues conjointement, les déclarations en question qui contiennent des références explicites à l'instauration de la Charia sont difficilement compatibles avec les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu'ils résultent de la Convention, comprise comme un tout. Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l'homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu'il réserve aux femmes dans l'ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses.
Tout dictateur et tyran qu'il était, Kadhafi avait fait prévaloir une interprétation modérée de l'islam, tout particulièrement en ce qui concerne les droits des femmes. Des pays musulmans, la Libye est le seul à avoir reconnu la femme citoyenne au même titre que l'homme , souligne Anna Graef, sociologue spécialiste de la condition féminine en Libye, interrogée par Rfi.fr. Les femmes, a-t-elle expliqué, se sont taillées une vraie place dans la société libyenne, aujourd'hui acceptée par la majorité de leurs concitoyens. Ainsi sont-elles majoritaires à l'université et dans la Libye de Kadhafi, certaines occupaient de hautes fonctions comme avocates, juges ou officiers de l'armée.
Il serait paradoxal que la Libye démocratique préside à la régression de la condition féminine. Le risque est d'autant plus réel que les islamistes les plus durs tiennent le haut du pavé à Tripoli. Le 26 août, un article de Libération désignait comme étant les "chefs militaires de la révolution libyenne" des djihadistes du GIC (Groupe islamique de combat), ayant combattu en Irak et en Afghanistan, au côté des talibans. Le fondateur du GIC est Abdel Hakim Belhaj, qui tient aujourd'hui Tripoli et se proclame gouverneur militaire après avoir probablement commandité l'assassinat du général Abdel FattahYounès, commandant en chef des troupes rebelles, et de ses adjoints, le 28 juillet à Benghazi. Ancien ministre de Kadhafi, celui-ci avait en effet dirigé la lutte anti-GIC avant de se rallier aux rebelles. Mais les islamistes n'ont pas le pardon aisé.
A Benghazi, les nouveaux maîtres sont Fawzi Boukatif, commandant du Bataillon de la Révolution et son adjoint Ismaïl Salabi, qui se présente comme chef des opérations du Groupe des martyrs . Interviewé le 7 septembre par Le Figaro, celui-ci a carrément déclaré que lui-même et ses 3000 combattants refusaient de se placer sous l'autorité du nouveau chef d'état-major, successeur du général Younes, le général Souleiman Mahmoud.
On imagine avec quel sourire Belhaj, Salabi et leurs émules ont accueilli l'invitation du président du CNT libyen Moustapha Abdeljalil de laisser la place au gouvernement provisoire, de rentrer chez eux et de rendre les armes en attendant sagement les élections générales, d'ici à 20 mois. Ils ont pour eux la force démultipliée par les armes dont l'Otan, et notamment les Français, ont gratifié les rebelles, la détermination que donne le fanatisme, et de solides complicités au sein du CNT (un frère d'Ismaïl Salabi, Ali, est membre du CNT). Ainsi quand les Etats-Unis demandent aux nouveaux dirigeants de combattre l'extrémisme en retour des quinze milliards de dollars d'avoirs libyens débloqués par l'Onu et les grandes puissances lors de la Conférence internationale de Paris, ils se font aussitôt rembarrer par le ministre de l'Intérieur du CNT, Ahmed Darrat : Dire qu'il y a des extrémistes armés en Libye, c'est répéter ce que Kadhafi disait , a-t-il répliqué, jouant les vierges effarouchées. Pour enfoncer le clou, il aurait pu ajouter qu'afin de lutter contre ces supposés extrémistes, d'étranges relations avaient été nouées entre les services secrets américains et britanniques (la CIA, le M15 -service britannique de surveillance intérieure- et le M16 -espionnage) et Kadhafi depuis 2003 : jusqu'à livrer au colonel non seulement des informations sur une cinquantaine d' opposants au régime exilés en Grande-Bretagne (information du Sunday Times) mais des suspects de terrorisme discrètement enlevés dans le monde entier ! Des documents saisis le 2 septembre par l'organisation Human Rights Watch dans les locaux des services secrets libyens le prouveraient (information révélée dans The Independent et The Wall Street Journal). Mieux encore : l'un des principaux chefs des rebelles clame haut et fort que lui-même et sa femme, alors enceinte, furent capturés par la CIA à Bangkok en 2004 et livrés à Kadhafi pour être emprisonnés et torturés (quel arrangement trouva-t-il ensuite avec le colonel pour être libéré en 2009 ? Mystère !). Au fait, quel est le nom de cet accusateur haut placé, qui exige des excuses et menace de poursuivre en justice les gouvernements britannique et américain ? Abdel Hakim Belhaj lui-même, le maître de Tripoli ! Décidément, le feuilleton libyen réserve encore bien des surprises.
Sources : Rfi.fr, Libération, Le Figaro, LeParisien.fr, Jeuneafrique.com
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