Article rédigé par François Le Forestier de Quillien, le 08 septembre 2006
[Alep] — Ce matin, sur la vitrine du vendeur de Falafel, les photos de Nasrallah et du "Che" sont côte à côte. Difficile, vu d'Orient, de savoir si en Occident on a conscience de l'ampleur du soutien de la rue arabe à la cause hezbollahi.
Le conflit libanais, particulièrement en Syrie, a déchaîné les passions de toute une nation arabe en mal de succès. L'image de la guérilla chiite au sud Liban résistant activement à l'offensive massive d'une armée régulière réveillait le lointain souvenir du temps où les Arabes savaient encore se battre.
Pourtant, rien n'était moins naturel que le soutien quasi-unanime dont a bénéficié le parti de Dieu. Les chiites libanais gagnaient la sympathie des sunnites et des chrétiens qui d'habitude ne les portent pourtant pas vraiment dans leurs cœurs. Les uns à cause de l'hérésie sur la question du califat et les autres parce que, de toute façon, il est rare qu'ils éprouvent de la sollicitude pour leurs voisins musulmans. Cette fois-ci, sunnites et chrétiens ne sont pas restés insensibles au charisme de Hassan et aux succès militaires de ses hommes. Ce qu'ils aiment chez lui, ce n'est pas tant son look de mollah iranien mais bien plutôt son air de Robin des bois, redresseur de tort de ses frères arabes humiliés.
Le regretté Samir Kassir [journaliste libanais assassiné le 2 juin 2005, Ndlr] expliquait le malheur des Arabes qui ne sont plus sujets de leur propre histoire mais qui bien au contraire lui courent après, par la domination d'une peur maladive d'un monde qui ne les aimerait pas. C'est sûr, les Arabes d'ici et d'ailleurs ont un désir criant de "ré-enchanter" leur histoire qui, depuis trop longtemps, ne connaît que misères et humiliations. Personne ne veut la guerre mais tous implorent une ère nouvelle où ils reprendront leurs droits, où ils seront maîtres chez eux.
L'échec du renouveau arabe
Pourquoi le monde arabe est-il tombé si bas ? Certains s'épancheront sur la soi-disante incompatibilité entre islam et modernité. Pourtant, on se rappelle, dans la première moitié du XXe siècle, en Syrie, Liban, Egypte, du renouveau de la culture arabe, la nahda, qui s'accompagne d'une véritable acceptation des idées des Lumières.
Certains préceptes musulmans sont battus en brèche. L'iconoclasme islamique est débordé par le succès du cinéma cairote. Les femmes exhibent leurs chevelures. Les hommes de lettre portent le flambeau d'un monde arabe prometteur. Il est arrivé le temps des libertés. On parle de nation, d'indépendance, de socialisme, de démocratie. Seconde guerre mondiale, lutte pour les indépendances et premiers pas des tout jeunes pays. Si le non-alignement ou le flirt insistant avec le bloc de l'Est est une manière de se construire en opposition aux anciens colonisateurs, nulle part on n'intègre totalement le système soviétique.
En revanche, la création puis le renforcement de l'État d'Israël sont perçus comme une intrusion occidentale violente alors même que l'Orient se délivre de ses tutelles coloniales. Les guerres qui étalent aux yeux du monde la supériorité du petit pays sur ses voisins démontrent la faiblesse d'un monde arabe qui politiquement reste encore à construire. Le nationalisme arabe semble apporter un projet d'envergure. Il est porté par des hommes qui ont une réelle ambition politique pour leurs pays.
Mais aujourd'hui, un demi siècle plus tard, que reste-t-il de ces grands projets de nation arabe? Où sont les héritiers de Gamal Abdel Nasser? Les régimes arabes ont failli dans leurs politiques de développement social et économique et ne sont pas parvenus à ancrer la démocratie. Pour conserver leur pouvoir, leurs "entités sécuritaires" se chargent de faire régner un ordre qui freine un quelconque essor culturel ou intellectuel. Divisés sur la scène internationale, les États arabes font le jeu des grandes puissances de ce monde.
Duplicité occidentale
De leur côté, depuis longtemps, les Occidentaux se rapprochent des monarchies pétrolifères du Golfe encourageant de la sorte une composante du monde arabe qui est sans doute la moins à même d'influencer positivement la construction de la patrie arabe. À la fin de la guerre froide, en Afghanistan, les talibans sont armés par les USA avant de se retourner finalement contre leur maître. Plus récemment, cet été, en Arabie Saoudite, en plein conflit du Hezbollah contre Israël, l'armée saoudienne reçoit la livraison d'hélicoptères de combat anglais alors même que Londres s'est rangé ostensiblement du côté israélien.
Ce sont les wahabites et les islamistes de tous poils qui remportent la mise politique dans le monde arabe. Ils sont à l'origine de l'internationale jihadiste qui exporte une guerre sanglante et pourtant, les Occidentaux continuent de se faire complices de leurs pays, bien incapables de soutenir la composante méditerranéenne du monde arabe qui, libérée du poids de certaines contraintes religieuses, semblerait pourtant la plus à même d'incarner l'avenir.
À Damas ou à Beyrouth, discuter politique reste courant lorsqu'on boit le café. Derrière cette apparente familiarité pour la chose politique, il y a pourtant un vide dramatique de conscience politique. Victimes " d'un monde qui les hait ", les Arabes se complaisent trop souvent dans une posture qui justifierait leur impuissance. La crise politique de leur monde, de leurs pays, serait le fait d'un Occident maléfique, qui USA en tête, les conduirait à leur perte.
On retrouve, en sens inverse, le schéma simplificateur du choc des civilisations made in America qui voudrait que deux blocs civilisationnels antagonistes se confrontent dans une guerre absolue. D'un côté les forces du bien et de l'autre celles du mal. On tend à nier les passerelles qui pourtant, nombreuses, relient l'Occident à l'Orient. La thèse du complot judéo-maçonnique est reprise jusque dans les milieux intellectuels et on vous explique sans sourciller comment les opinions publiques européennes sont manipulées par des médias eux-mêmes noyautés par les "juifs".
Plus tragiquement encore, ce sont les martyrs qui sont montrés en modèle. Depuis la guerre entre l'Iran et l'Irak, ils se sont répandus à Gaza et au Sud-Liban où l'on exhibe fièrement leurs visages. Voici les nouveaux héros, des hommes qui ont rejoint le paradis d'Allah en se faisant exploser pour la cause improbable de leurs peuples. Sur Al-Manar et Al-Jazeera, les téléspectateurs sont nourris au sang des victimes des conflits dévastateurs. La mort transpire de partout.
Quel espoir d'un monde meilleur pour les jeunes de Bagdad ou du Caire? L'avenir est enterré dans un passé glorifié. Les déceptions d'un nationalisme arabe en échec se mélangent amèrement aux illusions du messianisme islamiste. Rien de rien ne fait relever la tête. Pourquoi alors regarder l'horizon? Le ciel est sombre pour les Arabes.
*Enseigne à Alep (Syrie). Vient de publier "Immigration : la faillite de l'intégration. Le feu aux banlieues, une crise d'identité ?", Liberté politique n° 34, été 2006.
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