Article rédigé par Roland Hureaux*, le 25 octobre 2007
On peut être choqué que Nicolas Sarkozy se soit évertué de débaucher un certain nombre de figures symboliques de la gauche pour en faire ses ministres ou leur confier une mission.
C'est pourtant le jeu normal de la politique : De Gaulle alla chercher des ministres de gauche comme Edgard Pisani ou Edgar Faure, Giscard le tenta à son tour, avec moins de succès : il retourna néanmoins J.-J. Servan-Schreiber. Mitterrand fit la même chose en sens inverse avec Jean-Pierre Soisson. Rien de nouveau dans tout cela.
Ce qui l'est en revanche est le succès étendu de l'entreprise, le nombre de personnalités de gauche qui ont répondu, d'une manière ou d'une autre, aux avances du chef de l'État : Kouchner, Strauss-Kahn, Rocard, Lang, Bockel, Védrine, sans compter Jouyet, Hirsch, Amara, etc. et tous ceux qui attendent l'arme au pied qu'on fasse appel à eux.
On peut voir là le signe d'une certaine dégradation des mœurs politiques et on n'aura pas complètement tort.
Mais il faut y voir surtout la marque de la profonde crise que traverse la gauche.
La défaite de Ségolène Royal a donné lieu à une abondante littérature qui commente cette défaite, le livre de Lionel Jospin en étant le dernier fleuron. Trop souvent cependant, ces ouvrages mettent en cause les personnes sans poser le problème de fond.
Or dans cette crise la qualité des hommes – et des femmes – n'est pas en cause : bien au contraire, on notera que c'est la gauche qui apporte ses ressources humaines à une droite, qui, à cet égard, paraît à court. Ainsi les Affaires étrangères se trouvent aujourd'hui entièrement entre les mains de transfuges de la gauche. L'épisode peu glorieux du ministère Douste-Blazy avait, il est vrai, montré le degré d'incompétence atteint en la matière par une certaine droite.
La crise de la gauche tient à un épuisement idéologique sans précédent et probablement sans remède.
Faute de voir encore un avenir au Parti socialiste, ses figures les plus marquantes le quittent.
Dans cette crise, ce n'est pas, comme on le dit souvent, le succès du libéralisme qui est en cause. D'abord parce que ce succès est loin d'être complet : la multiplication des tensions sociales, l'existence dans plusieurs pays, comme la France, de volants persistants de chômage et de précarité, les lourdes incertitudes qui pèsent sur les marchés financiers et partant l'avenir de nos économies, tout cela montre que, malgré ses succès incontestables, le retour au libéralisme qui prévaut depuis vingt-cinq ans est loin d'être une réussite achevée. Précisément pour cette raison, il y a encore place pour des régulations étatiques ou sociales : protection sociale, services publics organisés, redistribution des revenus, réglementation hygiénique, environnementale, etc. Il n'est pas sûr au demeurant que malgré la vague de privatisations en cours en Europe, ces régulations soient elles-mêmes en recul : tous les pays souffrent d'une inflation réglementaire persistante et bien peu arrivent vraiment à maîtriser les dépenses publiques.
La mondialisation contre la gauche
Plus que le libéralisme en tant que tel, ce qui est en cause, c'est la mondialisation. Encore faut-il s'entendre sur le sens de ce mot dont aujourd'hui on use et abuse. La libre circulation de l'information à travers le monde, notamment sur la toile , qui avait tant fait pour ébranler le communisme ne touche guère, heureusement, les gauches européennes. C'est la seule globalisation économique qui est en cause : libre circulation des biens et services, des capitaux et, de plus en plus, des travailleurs. Cette globalisation suscite, qu'on le veuille ou non, un effet de vases communicants, entraînant entre les grandes zones du monde une contagion des inégalités et parfois de la précarité. Qui ne voit que la tendance naturelle du libéralisme mondialisé est l'alignement par le haut des inégalités mondiales ? La globalisation du marché de l'immobilier en est un signe parmi d'autres. La course au moins disant fiscal ou au moins disant social entrave les régulations de l'État providence, dont les partis sociaux-démocrates, même s'ils n'en avaient pas l'exclusivité, avaient fait leur fond de commerce.
Encore cette globalisation n'aurait-elle pas eu tant d'effets si les grands partis de gauche avaient pu y faire obstacle.
Or non seulement ils ne l'ont pas fait, mais ils ont au contraire encouragé cette évolution, Parti socialiste en tête.
Ils l'ont fait d'abord parce que la gauche n'a jamais surmonté sa contradiction fondamentale : elle se veut à la fois le parti de la justice sociale et celui de l'universalisme, pour ne pas dire de l'internationalisme. C'est en raison de sa propension originelle à l'universalité qu'elle n'a pu s'opposer à un progrès des échanges de toute sortes qui prenait le visage de l'ouverture au monde et du dépassement des frontières, sans mesurer que cette ouverture à un monde qui n'est pas encore, ni près, socialiste ne pouvait que compromettre son autre objectif, celui de la justice sociale.
Le relais européen
Cette contradiction originelle a pris un visage particulier en raison du projet européen qui, à bien des égards, est apparu comme le relais de la globalisation. Il n'était certes pas écrit d'avance que l'Europe aurait fait le choix d'accompagner la mondialisation comme elle le fait depuis vingt ans. Tel est pourtant le sens de ses engagements constants en faveur du libre échange extérieur, de la plus totale liberté dans le mouvement des capitaux, de son encouragement systématique à la concurrence et aux privatisations. Cette propension, déjà en pointillé dans le traité de Rome n'a cessé de s'affirmer du fait de l'influence croissante en son sein des pays anglo-saxons ; elle s'est épanouie tout naturellement dans la Constitution européenne. Que le commissaire européen en charge du commerce extérieur, Pascal Lamy, pourtant membre du parti socialiste, ait pu, sans vraiment changer de costume, devenir directeur général de l'OMC est à soi seul, riche de sens.
Facteur connexe : la raideur dont fait preuve la Banque centrale européenne, à l'instigation de l'Allemagne, dans la défense d'un euro fort, prive les Européens de la seule arme dont les pays – ou groupes de pays – disposent encore dans la compétition féroce d'une économie mondialisée : l'arme monétaire, dont un pays comme la Chine joue si bien pour développer ses parts de marché.
C'est par le biais de leur soutien à la construction européenne que les socialistes français sont tombés dans le piège mondialiste. Était-il écrit que, dans sa majorité, la social-démocratie européenne, en particulier le Parti socialiste français, jouerait ainsi à fond le jeu de l'Europe ? Sans doute, la construction européenne, entreprise dans les années cinquante, devait autant aux sociaux-démocrates (Monnet, Mollet, Spaak) qu'aux démocrates-chrétiens (Adenauer, Schumann, De Gasperi). Pour les uns comme pour les autres, confrontés à la guerre froide, l'unification de l'Europe serait à l'internationalisme communiste, ce que la social démocratie était au bolchevisme : une version tempérée et acceptable de l'universalisme idéologique, en même temps qu'un contrepoids. Au fur et à mesure que le projet européen se libéralisait, les partis socialistes, dont l'invocation rituelle d'une Europe sociale s'avéra de plus en plus un vœu pieux, sont demeurés prisonniers de leur orientation originelle en faveur du projet européen. Seule une minorité en leur sein (Benn, Chevènement, Lafontaine) a osé le remettre en cause.
C'est ainsi qu'en s'alignant sur une mécanique européenne, devenue au fil des ans bien plus libérale que sociale et même plus mondialiste que véritablement continentale, le Parti socialiste a perdu la plus grande part de sa marge de manœuvre pour mettre en œuvre une authentique politique de régulation sociale et de rééquilibrage des inégalités.
Cette contradiction, déjà arbitrée en faveur de l'Europe sous le premier septennat de Mitterrand, contribua au caractère terne du second. Voulant réaffirmer l'identité socialiste, Lionel Jospin ne trouva en 1997 que les contestables 35 heures, moyen détourné de faire du social sans augmenter les salaires, en respectant donc la contrainte européenne. Cette idée, la dernière qui ait singularisé la gauche dans le champ économique et social, porta le préjudice que l'on sait à l'économie.
Les 35 heures ne furent d'ailleurs qu'un paravent, derrière lequel se déchaîna un libéralisme sans frein : le gouvernement Jospin a privatisé plus que ses prédécesseurs de droite (et souvent dans des conditions de braderie : cf. EADS) ; les logiques libérales de la commission de Bruxelles en matière énergétique reçurent l'aval de la France Jamais autant que sous le gouvernement Jospin, le partage de la valeur ajoutée ne fut plus favorable au capital.
Le marqueur sociétal
L'opinion s'habituant peu à peu à ce que les majorités de gauche ne fassent pas, en matière économique, une politique différente de celles de droite, restait à la gauche la seule possibilité de s'affirmer sur les problèmes de société : Jospin ne fut pas seulement un privatiseur aussi ardent que honteux ; il fit aussi voter le PaCS. Il imposa la parité. La gauche historique était fondée sur la lutte des classes, la gauche post-moderne ne se distingue plus que sur les questions de sexe !
Héritier de mai 68 mais devenu emblématique de la gauche américaine , le journal Libération, ne trouvait plus ses marques de gauche qu'en tirant sur Christine Boutin.
Mais c'était là un piètre marqueur, éminemment vulnérable. Non seulement parce qu'il allait dans le sens d'un capitalisme intrinsèquement hédoniste, mariant sans difficulté le libéral avec le libertaire. Mais parce qu'il était facile de deviner qu'une droite, dépourvue de complexes dès lors que les intérêts des puissances d'argent ne sont pas directement en jeu, n'aurait pas de mal à tailler des croupières à la gauche dans le champ culturel et sociétal où elle s'était réfugiée.
La gauche aura beau faire : hors de la lutte des classes, il lui sera difficile de trouver quelque champ identitaire que ce soit où elle puisse garder son monopole. L'argent n'a pas d'odeur. La droite affairiste n'a pas de scrupules à invoquer Jean Jaurès ou Guy Mocquet (dont on se moque bien qu'il ait été communiste), de promouvoir la lutte contre les discriminations, de faire entrer de manière massive et voyante des ministres femmes ou issues de l'immigration au gouvernement, de promouvoir la diplomatie humanitaire et de réunir un Grenelle de l'environnement.
La déchristianisation, longtemps un des objectifs inavoués de la gauche, a finalement joué contre elle, affaiblissant un électorat soucieux des bonnes mœurs à un point que la droite classique n'a plus guère à en tenir compte.
Fin de partie
Comme ces dynasties fatiguées qui tombent en quenouille, l'histoire du Parti socialiste a abouti à Ségolène Royal. Elle qui avait soutenu avec ardeur la candidature ultra-européenne de Jacques Delors en 1995, résumait sur le plan économique les contradictions du socialisme pro-européen et mondialiste : la difficulté de présenter un projet alternatif sur le plan économique. Elle incarnait certes mieux que d'autres, par son image de femme libérée, l'avatar libertaire de la social-démocratie mais à un moment où la gauche perdait sur ce terrain sa spécificité. Faute de pouvoir de manière crédible revenir aux fondamentaux de la gauche historique : la réduction des inégalités, la lutte contre les puissances d'argent, notamment dans la presse, il ne lui restait à se singulariser que par un plus social , en matière d'aide à l'enfance, d'enseignement, d'allocations et donc de dépenses publiques ignorant la crise profonde de l'État providence. Une crise qui conduit les classes moyennes menacées de prolétarisation et ce qui reste de la classe ouvrière ( les travailleurs pauvres récemment redécouverts par les statisticiens) à rejeter tout ce qui peut passer pour un excès du social, toute politique trop généreuse en faveur des exclus. Parce qu'ils ressentent confusément que c'est eux et non les vrais riches qui vont en payer le prix, parce que passé un certain seuil, la redistribution en faveur du bas de l'échelle est vécue comme injuste par ceux qui travaillent. Même sur le terrain social, qui avait été longtemps le sien, la gauche en est venue à exaspérer la classe ouvrière !
En se présentant comme le candidat de la France qui travaille , Nicolas Sarkozy a bien perçu la faille d'une surenchère sociale par rapport au sentiment populaire dominant, même si on se demande encore par quoi va se traduire cette prise de position.
Qu'à l'inverse de tous ses prédécesseurs, Mme Royal ait néanmoins pris le pouvoir au PS par la droite, en insistant sur la sécurité et les valeurs patriotiques, marque aussi une époque nouvelle. Mais sur ces thèmes, en phase avec les aspirations du peuple réel, la gauche se trouve, à l'évidence, en déficit de crédibilité.
En définitive, l'alignement de la gauche sur les politiques économiques de droite et celui de la droite sur les valeurs sociétales de gauche, aboutissent à une indifférenciation des valences politiques que l'univers des média, lui-même fondé sur l'équivalence généralisée des valeurs ne peut que ratifier. Un des buts, parfaitement atteint, de Sarkozy quand il a fait appel à des hommes de gauche, était de mener à son terme ce travail de subversion du sens, d'indifférenciation droite/gauche. Dans cette nouvelle donne, la compétition pour le pouvoir est devenue un concours de mode dont la presse people est l'arbitre. Si la gauche en tant que classe ou idéologie ne peut être à ce jeu que perdante, la gauche en tant que syndicat d'intérêts électoraux ou faction (au sens que ce mot avait dans les républiques italiennes du Moyen Âge) a encore quelque chance de revanche si d'aventure elle se trouve un leader qui fasse plus mode que celui de la droite. Le succès de Tony Blair n'eut pas d'autre base. C'est un peu ce qui se trouvait sous-jacent dans la candidature atypique de Ségolène Royal. C'est le facteur mode qui lui a permis de surclasser aisément à la primaire ses rivaux socialistes. Mais à ce jeu, elle s'est trouvée elle-même surclassée en finale.
Que le projet social-démocrate ait perdu largement son sens au sein d'une économie mondialisée, qu'il ne puisse s'accomplir qu'à l'abri d'un sas douanier ou à la rigueur monétaire, c'est ce qu'avaient compris depuis longtemps les amis de Jean-Pierre Chevènement. C'est aussi ce qu'a perçu Laurent Fabius quand il a refusé en 2005 la Constitution européenne au nom d'une Europe sociale bien différente de celle qui est promue aujourd'hui à Bruxelles.
Jean-Pierre Chevènement a échoué en 2002 à accéder au second tour des présidentielles. Laurent Fabius n'est pas allé jusqu'au bout de sa démarche référendaire qui eut été de présenter sa candidature aux présidentielles de 2007 en dehors du Parti socialiste : en rupture avec ce qui avait été la logique doctrinale du parti socialiste depuis 1945, il n'a pas osé l'être avec sa logique d'appareil.
Il est vrai que tout candidat de gauche qui prendrait le risque de remettre en cause la logique mondialiste ferait sans nul doute l'objet d'un tir serré des media, sur le thème de la ringardise, au même titre que ceux qui l'ont tenté à droite. Or, nous l'avons montré, il est désormais mortel de ne pas être fashionable.
Entre l'acceptation du libéralisme international, dont la machine européenne n'est plus que le relais et qui ne laisse guère d'espace à une authentique politique de gauche et les positions de refus radical du libéralisme promues par les chapelles d'extrême-gauche, dont la crédibilité est proche de zéro, il n'y a plus guère d'espace.
Il se peut que la gauche française soit comme ces étoiles qui continuent de briller faiblement dans le ciel du fait de la distance et de la force d'inertie, mais qui sont en réalité des astres éteints.
*Roland Hureaux est essayiste. Dernier ouvrage paru : l'Antipolitique, Peut-on avoir une classe politique encore plus nulle ?, Privat, 2007, 230 p., 16,15 €
■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à l'auteur de ce "Décryptage"
■