Article rédigé par Laurent Mabire, le 06 décembre 2002
À l'heure où les pays de l'ex bloc de l'Est frappent à la porte de l'Union européenne, et sont sur le point d'y entrer, tout est fait pour que ce mouvement soit le plus fluide possible et semble le plus naturel possible.
Aucune vague n'agite le consensus politique ambiant. Cette entrée légitime et attendue de la grande famille de l'Europe orientale est faite comme si les années de plomb du communisme étaient tenues pour rien. Mais le couvercle du conformisme subit toujours la poussée des vérités interdites. Plusieurs essais viennent de paraître qui mettent le doigt sur la plaie d'une mémoire à la conscience peu tranquille : Le communisme. Une passion française, de Marc Lazar (Perrin) et Du passé faisons table rase ! Histoire et mémoire du communisme en Europe, sous la direction de Stéphane Courtois (Robert Laffont). Et ce vendredi 6 décembre, la chaîne Public Sénat propose un débat " Communisme et nazisme, du pareil au même ? ", avec Ernst Nolte et Stéphane Courtois.
À cet embarras politique, plusieurs raisons : le communisme n'a pas été vaincu militairement comme le nazisme, l'imprégnation culturelle dans les pays de l'Ouest reste forte, en particulier en France. La fille aînée de l'Église est aussi la fille aînée du communisme, tant par des racines historiques profondes (Révolution française, Commune) que par sa sensibilité naturelle pour une idéologie à portée universelle. Pourtant, les victimes existent, nombreuses, innombrables, mais elles demeurent dans le purgatoire de la mémoire.
Le 22 juillet 2002, le journaliste roumain Radu Portocala demandait au Président de l'Assemblée nationale une minute de silence pour les victimes du communisme. Une minute pour cent millions de morts, un détail du temps au regard de l'histoire pour ce qui n'est encore traité que comme un "détail de l'histoire" au regard du temps. Cette reconnaissance officielle a été faite déjà par les États-Unis d'Amérique en 1993. Il faut bien avouer que ce n'est guère étonnant de leur part. Radu Portocala estime donc qu'il "est donc temps qu'à travers ses élus, la France dise au monde qu'elle condamne fermement les crimes du communisme. Il est temps que le souvenir de tous ces morts "coupables" par leur naissance ou leur destin, quand ce n'était pour avoir pensé, soit honoré comme il se doit dans un monde qui se dit juste et civilisé. Il est grand temps que cesse l'indulgence dont le système communiste a bénéficié, pendant un siècle, de la part de l'Occident tout entier, et de la France en particulier, et que soit dénoncée officiellement sa nature essentiellement meurtrière".
Le lecteur appréciera la hauteur de la réponse apportée par Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale : "Il n'appartient pas au législateur français d'adopter un texte de reconnaissance de crimes politiques perpétrés en-dehors du sol national, texte qui, évidemment, ne pourrait avoir aucun caractère normatif."
L'aveuglement, ou la compromission politique, est donc toujours d'actualité. Il faut noter que la demande initiale était d'obtenir une minute de silence et non un texte mais le résultat est là : une fin de non recevoir.
Pourtant, la reconnaissance du génocide arménien pouvait ouvrir une voie. Rappelons les propos de M. François Rochebloine, rapporteur de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale lors du débat sur le génocide arménien : "Les arguments déniant au Parlement le droit de qualifier l'histoire, sont également très surprenants au regard de ses pouvoirs de contrôle et de textes adoptés récemment, tels que la loi sur la reconnaissance de l'état de guerre en Algérie, ou sur l'esclavage. Au nom de quel interdit refuser aux parlementaires le droit de qualifier l'histoire ? On ne compte plus les commissions d'enquête et les missions d'information qui les ont conduits à interpréter le travail des experts et à les interroger. Or, ceux-ci ont établi que le massacre de la population arménienne de l'Empire ottoman en 1915 est le premier génocide du XXe siècle, dont le déni pèse lourdement sur les descendants des victimes."
Dès lors, si l'Histoire est qualifiable - ce que l'on ne se prive pas de faire dans bien des domaines - comment empêcher de porter un jugement moral fort sur des régimes qui éliminaient non la race mais la classe ? Sans doute la persistance du communisme y est-elle pour beaucoup et les relations d'affaires adoucissent-elles les consciences. Cela peut sans doute aider les choses de caresser le communisme dans le dos et dire : " Il n'a jamais porté la main sur les libertés, il a tiré les leçons de l'Histoire, il est représenté dans mon gouvernement, et j'en suis fier (1) !" On a la morale qu'on peut quand on reste prisonnier de son passé et la République des Droits de l'Homme a, hélas, des mœurs bien putassières en ce domaine.
Il reste que l'émergence, l'agonie, l'écroulement ou la persistance du modèle communiste pousse, ou doit pousser les chrétiens à se positionner. La séduction opérée par le messianisme temporel du communisme, proche en apparence de la quête évangélique, a provoqué des ravages immenses dans les rangs des baptisés, malgré le coup de semonce de l'encyclique Divini Redemptoris (19 mars 1937). Quand la vie n'est plus préoccupée que par la réalisation du royaume des hommes, aucune place ne reste à l'annonce du Royaume de Dieu. À cette aune, le Christ ne peut donc qu'être logiquement et implacablement flagellé à nouveau, puis crucifié. Et avec le Christ, les hommes.
Que de pertes de repères pourtant par rapport à cette doctrine qui est l'antinomie du Notre-Père : "Que Ton nom ne soit pas sanctifié, - que Ton règne ne vienne pas, - que Ta volonté ne soit pas faite." L'effacement des frontières intellectuelles n'a pu cependant se faire qu'avec l'aide des "pharisiens" contemporains, ceux qui devaient éclairer les hommes mais dont la lanterne n'éclairait en fait que des impasses. Trahison des clercs ou volonté manifeste, la collusion entre le marxisme et les intellectuels n'a jamais été aussi puissante que depuis les années soixante-dix, sous l'effet des idées de Gramsci.
Eugenio Corti l'a bien montré : "En faisant abstraction de tous ces oripeaux idéologiques, il nous semble que ce qui a conduit Gramsci en dehors du parcours désastreux de Lénine a été une simple constatation, à savoir que ceux qui ont conduit par un processus séculaire l'Europe au seuil de la révolution communiste (comme aussi du nazisme, mais cela l'intéressait peu) n'avaient pas été les prolétaires, mais bien les intellectuels. C'est à eux que l'on doit d'abord l'anthropocentrisme de la Renaissance, puis ses développements au temps des Lumières qui ont débouché sur la philosophie idéaliste allemande et enfin sur l'idéologie marxiste. En cohérence avec ce processus, Gramsci proposa de charger la classe intellectuelle de faire la révolution en lui indiquant aussi la voie à parcourir : en substance un conditionnement systématique de tous les centres de culture et d'information" (in l'Homme nouveau, 7 /VI/02).
Conditionnement culturel mais aussi attaque en règle contre le "réalisme" chrétien, antinomie d'un marxisme pour lequel la réalité n'a de sens que comme produit de luttes. Or, la réalité chrétienne admet et englobe des règles préexistantes, divines quand le marxisme créé ses propres règles en fonction des impératifs politiques. Si l'Évangile nous dit "que votre oui soit oui, votre non soit non", dans l'esprit marxiste, un oui peut être un non le lendemain. D'où les quiproquos douloureux et l'indifférence aux massacres des libertés, voulus pour le bien des peuples. "Aujourd'hui, dans un camp comme dans l'autre, les individus oublient cette antinomie. Les chrétiens oublient que l'Eglise elle-même est soumise à la réalité, et les communistes trahissent le marxisme en réduisant leur idéologie à la défense des faibles contre les puissants. Ainsi, sous chaque étendard, naissent les contradictions et les dissensions dont un seul camp profite : celui qui se nourrit de la Contradiction, celui des marxistes." L'individualisme aidant, et la recherche d'un bien-être matériel légitime, ne peut que renforcer la persistance du phénomène marxiste.
Quelle doit être l'attitude des chrétiens face au communisme ou à la négation des crimes de celui-ci ? Plusieurs types de réponses peuvent être apportée : l'oubli, la guerre, l'unité. Le premier est impensable car les crimes commis sur les hommes sont des crimes imprescriptibles contre l'esprit. L'atteinte de la dignité de l'homme est une atteinte à l'esprit de Dieu. L'oubli serait une injure aux victimes en même temps qu'un blanc-seing ou une reconnaissance de victoire aux partisans de la doctrine du communisme. La seconde attitude serait la "guerre" ouverte aux partisans de la doctrine communiste, voie séduisante mais qui ferait entrer les chrétiens dans une voie sans issue, une voie ou la dialectique et la lutte d'un adversaire contre l'autre serait l'unique but. L'Eglise ne peut employer l'épée contre l'épée. La troisième réponse, qui semble la plus adaptée du point de vue évangélique serait un renforcement de l'unité de l'Eglise, voie détournée, moins visible aux yeux des hommes, sans doute aussi aveu de faiblesse aux yeux des non-chrétiens, mais qui s'attaquerait directement au cœur du drame communiste. "Il faut rappeler que le communisme a toujours eu pour but de détruire l'Église en tant que communion. Aussi, pour renouveler l'Église qui a survécu au communisme, il faut la renforcer en tant que communion" (Synode des évêques pour l'Europe, 1998).
Cette démarche chrétienne serait-elle antinomique avec la demande politique d'une minute de silence pour les victimes ? Assurément non. Ce serait le simple aveu que l'impasse reste une impasse et non une hypothétique voie d'avenir. Cela ne jetterait pas un voile d'opprobre sur tous ceux qui travaillent à réduire les inégalités, à soigner les plaies générées par nos sociétés infidèles à leurs principes. Ce serait une voie de libération de la mémoire en même temps qu'une réponse à la justice.
Radu Portocala est né en Roumanie en 1951. Exilé en 1977, il vit en France depuis 1982. Journaliste et écrivain, il a travaillé entre autres, pour Le Point, Radio France Internationale, Voice of America, Courrier International et la BBC. Il est l'auteur d'ouvrages édités en Roumanie : La Stratégie de la mort apparente dans le système soviétique et Crime contre l'esprit. L'entretien qu'il nous a accordé sera diffusé dans le prochain numéro de Liberté politique (N° 22, printemps 2003).
> Lisez la demande de Radu Portocala et la réponse de Jean-Louis Debré
> Sur le génocide arménien, voir le débat à l'Assemblée nationale et au Sénat
> Sur le " communisme de gouvernement ", retrouvez la déclaration de Lionel Jospin le 12 novembre 1997 à l'Assemblée nationale.
> A lire également :Le communisme. Une passion française