La Cour de justice contourne les traités européens : dormez braves gens...
Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 23 septembre 2005

Dormez en paix braves gens... l'intégration européenne se poursuit sans vous. Et contre les décisions de vos gouvernements. Ce n'est pas parce que le projet de traité constitutionnel est mort et enterré, avec J.

-M. Barroso, président de la Commission, comme dernier inscrit sur la liste des fossoyeurs, que la machine s'arrête.

Le 13 septembre dernier, sur demande de la Commission, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a annulé une décision-cadre du Conseil relative à la protection de l'environnement par le droit pénal (1). L'arrêt n'est pas passé totalement inaperçu, mais sans qu'on prête assez d'importance au mécanisme qu'il illustre : celui de l'intégration forcée qui fonctionne à l'insu des Européens. Il faut y revenir pour souligner qu'au-delà de la question immédiate de la répartition des pouvoirs, ce qui est réellement en jeu c'est la confiance que l'on peut accorder aux traités et aux organes chargés de veiller à leur application. Enjeu suffisamment grave pour qu'on crie " casse-cou " !

De quoi s'agit-il ?

Le 27 janvier 2003, le Conseil a adopté à l'unanimité de ses quinze membres (2) une décision-cadre par laquelle il obligeait les États à adopter de façon concertée des sanctions pénales à l'encontre des auteurs d'atteintes à l'environnement, tout en leur laissant le choix des incriminations et des peines conformément à leur ordre juridique interne. La décision énumère les agissements qui doivent être réprimés ; elle les classe sur des échelles de gravité pour encadrer le niveau des peines susceptibles d'être infligées ; elle règle enfin une série de questions de compétence et de procédure juridictionnelles de sorte que les dispositifs nationaux soient coordonnés. Pour fonder sa décision, le Conseil s'est placé sous l'empire du troisième pilier du traité de Maastricht de 1992 relatif à la coopération policière et judiciaire en matière pénale ; c'est-à-dire dans un cadre intergouvernemental, requérant l'unanimité, en une matière qui n'est pas communautarisée puisque le droit pénal relève encore de la souveraineté des États.

C'est précisément ce fondement que la Commission a contesté. La protection de l'environnement constitue un des objectifs de l'Union et fait l'objet d'une politique établie (3) ; elle entre donc dans le cadre du premier pilier du traité, celui qui est communautarisé, avec ses mécanismes propres de décision (initiative de la Commission et vote par le Conseil à la majorité qualifiée en co-décision avec le Parlement). Aussi la Commission en tirait-elle argument pour faire entrer également dans ce même cadre l'adoption de sanctions pénales au motif qu'elles en constituent un complément indissociable.

Le raisonnement de la CJCE

On ne surprendra personne en disant que la Cour a suivi la Commission et annulé la décision du Conseil. Mais il faut s'arrêter un instant sur son raisonnement.

La Cour reconnaît certes qu'en principe, la législation pénale et les règles de procédure pénale ne relèvent pas de la compétence de la Communauté. Elle reconnaît également qu'il n'y a pas de précédent à l'intrusion du communautaire dans le champ pénal, et que le contenu de la décision attaquée est exclusivement de cette nature. Mais peu importe : elle écarte ces objections en considérant que la Commission, lorsqu'elle estime que la mise en œuvre d'une politique commune (en l'espèce la protection de l'environnement) appelle l'instauration de sanctions pénales complémentaires, a le droit de passer outre et de se placer dans le champ du premier pilier, donc d'obliger le législateur communautaire à " prendre des mesures en relations avec le droit pénal des États membres et qu'il estime nécessaires pour garantir la pleine effectivité des normes qu'il édicte ", moyennant l'application des procédures correspondantes.

L'affaire est grave

L'affaire est grave, et à plusieurs titres.

L'enjeu était considérable. Dans le premier cas, la souveraineté des États maintenue dans une matière donnée prévalait ; ceux-ci demeuraient maîtres des mesures de coopération à prendre dans le cadre de la coopération intergouvernementale. Dans l'autre, la logique communautaire justifiait par elle-même l'empiètement sur ce domaine réservé nonobstant les textes contraires.

Emboîtant le pas à la Commission, la Cour n'a donc pas hésité à contourner les souverainetés nationales, préservées sur une matière précise dans un traité ratifié par les États membres, en faisant prévaloir son propre raisonnement, fût-il un peu spécieux, sur un texte pourtant clair. De plus, elle l'a fait en dépit de l'opposition expresse de tous les États membres qui avaient adopté unanimement la décision contestée en connaissance de cause et dont la plupart étaient venus la défendre devant la Cour.

En d'autres termes, la Commission et la Cour se sont accordées pour substituer leur appréciation à celle des États sur ce que ceux-ci entendent mettre en commun et sur la façon dont ils entendent coopérer ; elles l'ont fait en recourant à un principe qui, pour elles, domine tous les autres, celui de la primauté de l'intégration communautaire qui doit commander tout le reste, de gré ou de force ; elles l'ont fait en toute impunité puisqu'en vertu du droit qu'elles ont elles-mêmes forgé, elles sont à l'abri de tout recours sauf pour un État à ouvrir une crise politique majeure et risquée...

Une méthode hélas caractéristique et habituelle

N'imaginons pas cependant que cet épisode soit exceptionnel. Le point de départ se situe en 1964 lorsque, dans un arrêt " Costa contre E.N.E.L. " (4) — que certains ont qualifié de " coup d'État juridique " — la Cour a conféré aux normes communautaires une primauté absolue sur les droits souverains des États membres, y compris en matière constitutionnelle, en leur attribuant un effet direct dans leur droit interne. Depuis lors, nombreux sont les exemples de cette prévalence à laquelle les États ont dû se soumettre.

Pour la Commission, l'intérêt de communautariser une matière est évident : dans ce cadre en effet, elle tient le Conseil à sa merci puisqu'elle a le monopole de l'initiative et qu'elle est maîtresse de la procédure, y compris devant le Parlement européen lorsqu'il y a matière à co-décision. Les États membres réunis en Conseil n'ont alors plus le choix que d'approuver le projet tel qu'il leur est soumis, ou de le rejeter en bloc. Alternative impossible, évidemment. À toutes fins utiles, je renvoie les sceptiques à un autre arrêt récent de la Cour (5) qui a annulé les conclusions adoptées le 25 novembre 2003 par le Conseil, aux termes desquelles celui-ci avait suspendu les procédures de déficit excessif engagées à l'encontre de l'Allemagne et de la France et modifié les recommandations qu'il leur avait antérieurement adressées : l'annulation s'est fondée sur le fait que, après avoir adopté des recommandations, le Conseil ne pouvait pas les modifier ensuite sans une nouvelle impulsion de la Commission qui, seule, dispose d'un droit d'initiative.

Quant au mécanisme d'extension de ses compétences " par voie de proximité ", la Commission en use continuellement. Les exemples abondent et je me contenterai d'en citer un qui est d'actualité. La santé publique n'est pas une matière communautaire. Qu'à cela ne tienne ! L'unification du marché intérieur permet de toucher à tout, pourvu qu'on aborde la question par le bon bout. En l'espèce, il s'agit d'un projet de réglementation des publicités figurant sur les emballages alimentaires : la Commission a décidé d'y soumettre les " allégations nutritionnelles " et surtout les " allégations santé "(6), et d'interdire de tels messages lorsque les aliments dépassent certains seuils (d'alcool, de matières grasses, de sucre, de sel, etc.) dans le but explicite et politiquement porteur de lutter contre l'obésité. Pour faire bonne mesure, la Commission prévoit même de s'adjoindre les services d'une " autorité scientifique ". Le tour est joué : les associations de consommateurs poussent à la roue tandis que les industriels se battent sur le contenu des normes ; le Parlement a sauté sur l'occasion pour entrer dans le jeu et se livrer à un débat de fond ; quant aux États réunis en Conseil, ils sont piégés entre le rejet pur et simple avec le risque politique correspondant, et l'approbation qui les dépossède un peu plus (7).

Un problème de principe qui touche aux mécanismes communautaires eux-mêmes

Entendons-nous bien. La question n'est pas ici de savoir si telle norme alimentaire est bonne ou mauvaise, ou si l'instauration de sanctions pénales à l'encontre des pollueurs est souhaitable ou non ; ni de savoir s'il est ou non légitime de communautariser ces matières. La question posée est celle de la confiance que l'on peut accorder aux traités signés et aux instances chargées de les mettre en œuvre. Lors de la récente campagne référendaire, les défenseurs du projet de traité constitutionnel accusaient de procès d'intention ceux qui mettaient en doute les soi-disant garanties données aux États par telle ou telle stipulation. L'expérience quotidienne montre que ce sont ces derniers qui avaient raison.

L'Union Européenne ne fonctionne pas comme cela est écrit dans les traités.

En réalité, elle fonctionne selon un mécanisme d'intégration juridique à sens unique dont les traités servent de prétexte ou d'occasion : comme tout se tient plus ou moins, la domination sans recours que se sont arrogées la Commission et la Cour de justice, et le raisonnement par attraction qu'elles ont développé aboutissent de proche en proche à tout faire tomber dans le champ communautaire. C'est ainsi que, subrepticement, les États et les gouvernements, pourtant seuls dotés de la légitimité démocratique, sont dépossédés de leurs compétences au profit de ces deux organes dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils sont d'essence oligarchique et technocratique.

Tant que cette captation n'aura pas cessé, c'est-à-dire tant qu'on n'aura pas posé clairement le problème des pouvoirs de la Commission et encadré davantage le rôle de la Cour de Justice, l'engrenage tournera. Mais ayons conscience qu'il aboutira inévitablement, tôt ou tard, qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, à une rébellion des peuples : la schizophrénie actuelle n'est pas durable, surtout après les élargissements récents. D'ailleurs, n'a-t-elle pas déjà commencé ? Le risque granit de jeter le bébé avec l'eau du bain, et de donner raison aux Cassandre qui craignent de voir l'Europe se défaire. L'enterrement du projet de traité constitutionnel n'y change rien, bien au contraire : il remet au premier plan l'enjeu concret d'une réforme nécessaire que les grands discours mystico-politiques avaient escamotée.

C'est pourquoi nous persistons à penser que, pour conforter la construction européenne dans un contexte qui a fondamentalement changé depuis cinquante ans, il faut remettre à plat son fonctionnement, mais en partant du réel et non de schémas théoriques, et qu'il faut le faire d'urgence.

Notes

(1) Affaire C-176/03. Tous les arrêts de la CJCE cités dans cet article sont consultables sur le site de la Cour de justice des communautés européennes : http://curia.eu.int/

(2) L'élargissement à 25 n'a pris effet qu'un an plus tard.

(3) Plusieurs directives ont été adoptées depuis le début des années 80, concernant notamment la prévention des risques majeurs (directives Seveso I et II), la lutte contre la pollution de l'air ou de l'eau, la protection de la nature et de la biodiversité ; s'y ajoutent des programmes de préservation ou de réhabilitation des espaces naturels (par exemple le réseau d'espaces protégés " Natura 2000 "), etc.

(4) Arrêt du 15 juillet 1964, affaire n° 6/64.

(5) Arrêt du 13 juillet 2004, affaire n° C-27/04.

(6) Allégations du type " riche en fluor " ou " pauvre en matières grasses "