L'Irak, géopolitique et populations. Au cœur du Moyen-Orient, une poudrière très convoitée
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 21 février 2003

Dans le contexte géopolitique actuel, l'Irak semble avoir une importance considérable. En fait, sa position géographique le place par nature au centre de ce que les Anglais ont dénommé le Moyen-Orient.

Une géographie humaine aux multiples effets centrifuges multiples explosive liées aux décisions nationales et internationales résultant de cette géopolitique.

L'Irak dispose d'un territoire de 438 000 kilomètres carrés, soit les quatre cinquièmes de la France métropolitaine. Sa population, estimée à 24 millions d'habitants en 2002, se distingue d'abord en trois groupes linguistiques d'importance très différente. Les Arabes, qui s'identifient par une langue sémitique commune, l'arabe, la langue officielle du pays, forment le groupe le plus nombreux, composant les trois quarts de la population du pays. Le deuxième groupe linguistique de l'Irak est celui des Kurdes, peuple d'origine indo-européenne, environ le cinquième de la population, et dispose donc de sa propre langue.

Enfin, parmi les différentes minorités utilisant d'autres langues et totalisant environ 5 % de la population, le groupe le plus important sont les Araméens, dont la langue a été reconnue officielle en 1970. Cette division linguistique ne recoupe que partiellement la diversité religieuse qui juxtapose trois régions principales séparées par des espaces où se rencontrent plusieurs types de populations.

Sunnites, chiites, Kurdes, chrétiens...

Les extrémités Nord des déserts de la péninsule Arabique et la partie irakienne du désert de Syrie, donc l'Ouest de l'Irak, sont habités par des Arabes sunnites (1). Les plaines et les marais du Sud-Est sont peuplés d'Arabes chiites. Enfin, au Nord, le versant des chaînes de montagnes séparant la Turquie du croissant fertile, puis ce dernier de l'Iran, constitue le peuplement Kurde.

Les vastes espaces intermédiaires entre ces zones relativement homogènes du point de vue religieux connaissent des peuplements divers. La zone séparant le Sud-Est de l'Ouest, où se trouve la capitale Bagdad, est peuplée à la fois d'Arabes sunnites et d'Arabes chiites. Au Nord, le peuplement séparant les espaces kurdes des espaces sunnites comprend ces deux types de populations, d'autant que les dirigeants irakiens ont installé des populations pour arabiser les territoires regorgeant de pétrole du piémont kurde. Enfin, l'Irak comporte un certain nombre de minorités religieuses. La population chrétienne, réduite aujourd'hui à environ 700 000 personnes (soit 3 % de la population totale) à la suite d'émigrations notamment vers la France (Île-de-France et Provence), est en majorité catholique chaldéenne. Elle se répartit en divers lieux du pays, comme à Mossoul, à la jonction des arabes sunnites et des kurdes au Nord, et son patriarche réside à Bagdad. D'autres populations chrétiennes (Nestoriens, Syriaques ou Orthodoxes) appartiennent à des religions séparées de Rome. Au sein de la population kurde, généralement de religion musulmane sunnite, il faut distinguer la minorité musulmane des Yézidis, l'une des formes du chiisme.

Cette répartition en trois groupes principaux, auxquels s'ajoutent diverses minorités, ne doit pas masquer des diversités à l'intérieur de chaque groupe. Les Arabes sunnites, qui dirigent le pays, sont divisées en clans, dont celui des Takritis (de la région d'origine de Saddam Hussein, Takrit, sur le Tigre au Nord de Bagdad) qui ont sous Hussein le quasi-monopole des postes supérieurs. Les chiites du Sud se distinguent entre les habitants des villes saintes (Nadjaf sur l'Euphrate et Karbala au Sud-Ouest de Bagdad) et ceux (les Madan) des marais du Chatt el-Arab (2), où l'on a longtemps situé le paradis musulman. Les chiites sont encadrés par les cunnites dans diverses villes et notamment à Bassorah, sur la rive droite du Chatt el-Arab, à 120 kilomètres du golfe Arabo-persique.

Cette complexité linguistique, ethnique et religieuse explique sans doute la méconnaissance en France des données humaines de l'Irak, que l'on peut illustrer par cette réflexion de Clemenceau rapportée par Robert de Caix, du Journal des débats : " Les Anglais m'ont parlé des Kurdes toute la journée. Je n'ai rien compris. Dites-moi de qui il s'agit. "

Trois objectifs territoriaux

Certes, la vieille histoire mésopotamienne et le passé de l'empire arabe de Bagdad sont des facteurs de sentiment national. Mais une telle géographie humaine comporte un risque permanent de forces centrifuges, susceptibles d'être attisées par des puissances régionales ou autres. Il en résulte, depuis l'indépendance officiellement acquise en 1932, une position géopolitique quasi-constante fondée sur trois objectifs.

Le premier est l'annexion du Koweït, réclamé par l'Irak dès 1933, et expliquant le refus de reconnaître l'indépendance du Koweït en 1961 : le but est d'augmenter le pouvoir pétrolier de l'Irak, d'élargir le débouché maritime sur le golfe Arabo-persique et, en même temps, de contrer l'influence de la dynastie des Saoudiens (rivale des Hachémites, la première dynastie régnant en Irak de 1932 à 1958). Le deuxième objectif constant est de récupérer la province du Khouzistan, riche en pétrole, au détriment de l'Iran. Pour sa part, l'Iran, devenu officiellement une " république islamique " en 1979, souhaite étendre l'influence chiite d'autant que l'Irak dispose de trois villes saintes pour les Chiites. Enfin, les dirigeants irakiens contrent régulièrement les menaces de sécession kurde au Nord du pays.

Depuis la prise du pouvoir de Saddam Hussein en 1979, la poursuite de ce triple objectif géopolitique explique certaines évolutions démographiques qui restent difficiles à quantifier, faute de sources statistiques véritablement fiables. En effet, la priorité donnée aux " canons " sur le " beurre " ne favorise pas la transition démographique, c'est-à-dire les progrès dans la lutte contre la mortalité et l'adaptation en conséquence de la natalité selon le processus de transition démographique (3).

La transition démographique au son du canon

Pendant les décennies précédant l'indépendance, sous l'administration ottomane puis britannique, les territoires de l'actuel Irak, faiblement peuplés, restent dans un régime démographique ancien, avec une natalité et une mortalité élevée. Les Anglais, qui obtiennent en 1920 un mandat sur l'Irak après le démantèlement de l'empire ottoman, s'intéressent à l'Irak surtout parce que ce pays permet de doubler la route des Indes sur le plan terrestre. Cet intérêt pour l'Irak se traduit d'ailleurs dans le traité d'Alliance de 1930, préludant à l'indépendance, selon lequel la Grande-Bretagne conserve un droit de regard sur les affaires importantes. Sous le régime hachémite alors mis en place par les Anglais, le pays demeure et sous-peuplé et peu développé.

Le pétrole aurait pu être la chance du pays. Il semble, jusqu'à présent, n'avoir réussi qu'à faire son malheur. Néanmoins le régime semi colonial, puis l'argent du pétrole entraînent un début de modernisation. La mortalité commence à légèrement baisser dans le deuxième quart du XXe siècle, marquant une entrée lente dans la première étape de la transition démographique. La population atteint les 5 millions au milieu du XXe siècle. L'évolution s'accélère ensuite, comme dans l'ensemble du tiers-monde, avec la poursuite de la baisse de la mortalité et un accroissement naturel de 3 % par an, qui permet une élévation de la population à 10 millions en 1975 puis au-delà de 20 millions dans les années 1990, malgré les freins démographiques cités ci-après.

Comme dans l'ensemble du monde arabe, mais plus tardivement que la moyenne et assez lentement, la fécondité baisse depuis les années 1990, avec une fécondité estimée à 6,5 enfants par femme en 1987 et 4,8 en 2001, soit à un niveau qui reste élevé. Mais un tel chiffre est sans doute surestimé en raison du recul apparent des mariages et de l'augmentation des pratiques antinatales (4). Néanmoins, compte tenu de sa tardive transition démographique, le potentiel de peuplement de l'Irak est important en dépit du coût humain des guerres externes et des conflits internes.

Les secousses géopolitiques marquent la démographie

Après le renversement sanglant des Hachémites en 1958, la disparition de l'influence anglaise, l'Irak connaît des régimes autoritaires, voire dictatoriaux, dont la politique fait prévaloir l'usage de la force à l'extérieur et à l'intérieur. L'installation en 1979 de Saddam Hussein est marquée par 500 exécutions qui en précéderont bien d'autres (officiers supérieurs, ministres, religieux...).

D'une part, pour s'imposer à l'intérieur, le régime organise des répressions périodiques. Rappelons l'utilisation d'armes chimiques sur la ville kurde de Halabja en 1988, causant 5000 morts environ. Ce genre d'actions vaut à un haut dignitaire du régime d'être surnommé le " boucher du Kurdistan ". À d'autres périodes, c'est le rasage de quartiers entiers de villes saintes chiites ou de villes du sud. Aussi, pour protéger les populations du Sud, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis instaurent-ils le 26 août 1992 une zone d'exclusion aérienne au sud du 32e parallèle.

D'autre part, afin de satisfaire ses ambitions géopolitiques, Saddam Hussein entame deux guerres particulièrement meurtrières, faisant plusieurs centaines de milliers de victimes. Les huit années de guerre avec l'Iran (1980-1988), qui se termineront par le statu quo antérieur à la guerre, comporte de nombreux épisodes évoquant les méthodes et les pertes des batailles de tranchées du front français de la Première Guerre mondiale. L'année 1984 marque le premier emploi d'armes chimiques. Finalement, le nombre de tués irakiens est estimé à 300 000 personnes.

La deuxième guerre extérieure de Saddam Hussein est déclenchée avec l'invasion du Koweït par l'Irak le 2 août 1990. Cette invasion, donnant lieu à ce qu'on appelle la guerre du Golfe, alors qu'il s'agit en réalité de la seconde guerre du Golfe, est contrée par une coalition anti-irakienne de 28 pays. Pour l'Irak, le coût humain direct est estimé à 20 000 décès de militaires irakiens, auquel il faut ajouter 50 000 civils souvent utilisés par le régime irakien comme boucliers.

Puis cette guerre du Golfe donne lieu à une révolte des Irakiens souhaitant se débarrasser de leurs dirigeants ; le régime d'Hussein organise alors une répression sévère causant environ 30 000 victimes civiles et déclenchant une importante vague d'émigration, d'où une baisse de la population irakienne en 1991. La destination principale de l'émigration irakienne, qui se présente comme demandeuse d'asile, est l'Europe, surtout l'Europe septentrionale. Dans les années 1990, les immigrants irakiens représentent en Suède le deuxième flux d'immigration après les ressortissants de l'ex-Yougoslavie. En 1999 (5), les personnes originaires d'Irak sont estimées à 43 000 en Suède, et quelques milliers en Finlande et en Norvège. Deuxième pays d'accueil, les Pays-Bas, avec 30 000 ressortissants, devançant le Danemark, 13 000 ressortissants. On compte également quelques milliers d'Irakiens en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Tout cela ne favorise guère le développement économique d'autant que l'Onu organise un embargo pour essayer de faire respecter les résolutions du Conseil de sécurité. Malgré les trafics et la contrebande, la population s'appauvrit, les conditions hygiéniques s'aggravent, les possibilités nutritives se réduisent. Et l'Irak connaît la plus forte mortalité du Moyen-Orient (avec le Yémen resté à un niveau de faible développement). Avec ses gisements localisés principalement dans la région de Kirkuk, au bord de la région kurde, et dans la région de Bassorah, le pétrole aurait pu être la chance du pays. Il semble, jusqu'à présent, n'avoir réussi qu'à faire son malheur.

Ainsi, tandis que le peuplement différencié de l'Irak s'explique principalement par sa géographie, l'évolution démographique des dernières décennies, caractérisée par une transition tardive et une surmortalité, est la conséquence directe de la situation politique et géopolitique traversée par ce pays.

© Population et Avenir.

On se reportera au N°660 de Population et Avenir, novembre-décembre 2002, pour lire le dossier complet consacré à la géopolitique de l'Irak, avec notamment cartes explicatives et graphiques annexes.

Population et Avenir, 9 rue du Faubourg-Poisonnière 75009 Paris tél/fax 33 (0)1 47 70 53 81. Le numéro de la revue peut être adressé dès l'envoi d'un chèque bancaire ou postal (CCP Paris 152-17 W) de 10 euros ; l'abonnement annuel à la revue (5 numéros) pour 30 euros.

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Notes

(1) Rappelons que les musulmans sunnites reconnaissent dès l'origine comme successeur de Mohamed les quatre premiers califes, alors que les Chiites se reconnaissent dans la succession d'Ali, cousin, fils adoptif et beau-frère de Mahomet.

(2) Large voie d'eau formée par la confluence du Tigre et de l'Euphrate et débouchant sur le golfe Arabo-persique, seul débouché maritime de l'Irak.

(3) Dumont Gérard-François, Les Populations du monde, Paris, Editions Armand Colin, 2001.

(4) Cf. Courbage, Youssef, Nouveaux horizons démographiques en Méditerranée, Paris, PUF, 1999.

(5) Tendances des migrations internationales 2001, Paris, OCDE, 2001.