Article rédigé par Fondation de service politique, le 19 mai 2005
L'Europe, les adversaires de la Constitution européenne en dénoncent volontiers, d'une manière devenue rituelle, le caractère fédéral . Ils ont tort. Qu'on s'en félicite ou qu'on le déplore cette Constitution pose en réalité les fondements d'une Europe non point fédérale mais unitaire.
Une fédération authentique délimite un domaine des États fédérés auquel le centre ne touchera pas. Par le mécanisme d'un très large domaine de compétence dite partagée (article I-14), dans lequel le droit communautaire prévaut sur le droit national (article I-12-2), le pouvoir central de l'Union européenne pourra se mêler de presque tout, les États ayant le plus souvent le rôle que tiennent de plus en plus les Länder en Allemagne, celui de machines exécutives plus ou moins disciplinées.
Mais là n'est pas le plus important. Car après tout cela pourrait être corrigé.
Le plus grave est qu'il ne peut en être autrement : l'Europe supranationale sera unitaire ou ne sera pas.
D'abord pour des raisons économiques. L'Acte unique de 1987 repose sur l'utopie du marché pur et parfait. Marché des biens, marché des services. Cela implique, pour éviter toute distorsion de concurrence ou pour empêcher ce qu'on appelait autrefois les " protections non-tarifaires ", une uniformisation des normes de toute nature en tous domaines, y compris les professions libérales. Cela suppose une dépossession des instances locales de tout pouvoir normatif, ce qu'il faut bien appeler une centralisation. Les normes de fabrication des produits alimentaires qui étaient décidées par les Länder en Allemagne, et qui le sont toujours par les états aux États-Unis, le sont en Europe par l'Union européenne.
Ainsi le libéralisme absolu aboutit à l'illibéralisme, un peu comme en marchant toujours à l'Ouest, on finit par arriver par l'Est. Aucun marché réel ne saurait être pur et parfait. Tant que l'Europe n'en aura pas pris son parti, elle ne sortira pas de la spirale unitaire.
Mais le centralisme tient aussi à des raisons proprement politiques.
Les vrais régimes fédéraux se font rares aujourd'hui. En Allemagne, aux États-Unis, en Russie, ils tendent à dépérir sous la poussée du centre. Une des raisons en est la prolifération de normes transnationales que la logique des droits abstraits favorise. La Suisse est encore un régime fédéral. Jean-Jacques Rousseau ne disait-il pas que ce régime ne pouvait être viable que dans les petits ensembles ? Les grands pays, ont, eux, selon le philosophe, vocation à être centralisés.
Cela est particulièrement vrai de l'Europe du fait même de sa diversité. Si la France a été tenue traditionnellement pour un État centralisé, voire "jacobin", ce fut en raison de sa diversité ethnique et linguistique, qu'E. Todd a bien montrée. Il fallait brider d'une main ferme les tendances centrifuges. C'était aussi le cas en Espagne. L'Allemagne , les États-Unis, l'Italie, beaucoup plus homogènes, pouvaient, eux, s'offrir le luxe du fédéralisme, à tout le moins d'une grande décentralisation.
L'Europe, à 15, puis à 25, bientôt à 28, demain plus avec la Turquie, constitue un ensemble extraordinairement hétérogène. À six, elle pouvait accepter un "condominium" franco-allemand. Aujourd'hui, cela n'est plus possible : il faut un arbitre central qui ne peut être que la Commission. Son renforcement est déjà apparu avec l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale. Il transparaît dans la Constitution. Ce n'est pas pour rien que la Commission a été le moteur du centralisme, parfois contre Giscard d'Estaing lui-même. Élargissement sans fin et centralisme vont de pair.
Entre la confédération d'États-nations et l'Europe unitaire, il n'y a pas de milieu.
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