Article rédigé par Michel Gitton*, le 15 avril 2005
Le premier "Ralliement" fut celui prôné par Léon XIII face à la jeune République française en 1892, le Toast d'Alger prononcé par le cardinal Lavigerie en 1890 en fut le manifeste intempestif.
On sait qu'il heurtait les catholiques " intransigeants ", pour qui le refus du monde moderne sous toutes ses formes, idéologiques et politiques, formait un bloc et qui virent là une manière de se distancier de l'enseignement de Pie IX, spécialement dans le Syllabus.
Ce qu'on appelle parfois le second Ralliement est la politique menée par Pie XI dans les années qui suivirent la guerre de 14-18 pour se rapprocher des démocraties occidentales au moment de la montée des totalitarismes, cette ligne se traduisit entre autres par le rétablissement des relations diplomatiques avec la France (1920), la condamnation de l'Action française (1927), et certaines mesures d'apaisement, le cardinal Verdier archevêque de Paris (1929-1940) fut l'agent très efficace de cette politique. En un certain sens, l'action de Pie XII pendant la guerre et ensuite s'inscrivit dans cette même perspective, reconnaissant une réelle légitimité à la démocratie (1944) et envisageant pour la première fois avec une certaine sympathie la problématique des droits de l'homme.
On sait que Vatican II hérita de cette perspective et l'amplifia, refusant dès le début de se situer dans la perspective d'une Église assiégée regardant avec méfiance le monde qui l'entourait. La constitution Gaudium et Spes (à la rédaction de laquelle collabora Karol Wojtyla, le futur Jean Paul II) affirme " l'Église, en vertu de l'Évangile qui lui a été confié, proclame les droits des hommes, reconnaît et tient en grande estime le dynamisme de notre temps qui, partout, donne un nouvel élan à ces droits " (GS 41,3). L'héritage des Lumières, s'il doit, comme toute chose, être repassé au crible de la Révélation du Christ, n'est pas vu d'abord comme une menace pour la foi, il comporte des valeurs devant lesquelles l'Église s'incline et où elle reconnaît d'ailleurs des racines évangéliques. Voilà donc reconnues et promues des valeurs comme la liberté de la conscience, la liberté d'expression, l'immunité de toute contrainte en matière de religion, après tant de décennies de dénégation, pour ne pas dire de condamnation.
On sait aussi la place que Jean Paul II a fait aux droits de l'homme dans son enseignement, au point de s'en faire le champion aux quatre coins du monde. On n'a pas oublié non plus qu'il est allé plus loin qu'aucun de ses prédécesseurs en acceptant que la morale des droits de l'homme juge le comportement des hommes d'Église du passé, d'où les déclarations de repentance au moment du Jubilé de l'an 2000, qui avaient de quoi heurter les catholiques portés à défendre leur passé comme un bien attaquable.
Réinterprétation
Ce que l'on feint parfois de ne pas voir, c'est qu'il n'a si fortement intégré la problématique des droits dans le message de la foi qu'en les réinterprétant d'une manière nouvelle : pour lui, les droits de l'homme, et, en premier lieu, la liberté religieuse qui en est le fleuron, reposent sur un anthropologie où l'homme fait à l'image de Dieu possède une dignité qui le dépasse lui-même, sa nature d'être raisonnable l'ouvre sur l'absolu.
Toute intervention de la puissance civile pour limiter ou contraindre cette ouverture est donc un déni de la vraie grandeur de l'homme. L'affirmation des droits de l'homme fonde la possibilité d'une morale naturelle, qui n'est pas le résultat des débats d'opinion, du jeu des intérêts en présence, et finalement des décisions d'une majorité plus ou moins versatile. Elle suppose un socle définitif, celui de la nature humaine créée par Dieu, qui, en retour, fonde la possibilité pour l'Église, "interprète autorisée" de la Loi naturelle, de rappeler les exigences permanentes de Dieu sur tous les domaines de l'activité humaine, travail, amour et mariage etc. et même de les rappeler aux sociétés tentées de les oublier. Elle autorise la conscience à refuser des lois iniques (comme celles édictées contre la vie), et l'appelle à risquer la mort pour rester fidèle à la Loi divine (il faut relire à ce sujet Veritatis splendor, méditation si profonde sur les implications de la loi morale).
En fait, on est là bien loin d'un simple " ralliement " tardif et un peu honteux au courant dominant. Il s'agit d'un véritable réinvestissement du terrain où prétend se placer la pensée " laïque ". Léon XIII l'avait peut-être amorcé, Jean Paul II l'a fait et il a réalisé en l'occurrence ce que l'Église a souvent pratiqué par le passé avec les pensées païennes, qui lui parvenaient d'abord comme des menaces et qu'elle a finalement intégrées - et avec quel brio ! - dans sa synthèse vivante : la réflexion sur l'être et la nature avec Aristote, la fascination pour l'homme et son aventure spirituelle avec l'humanisme de la Renaissance, le sens de l'histoire avec Hegel...
Au chevet d'un monde malade
Ce qui est plus étonnant, c'est qu'il ait fallu si longtemps pour en arriver là. L'incapacité de la pensée catholique, tout au long du XIXe siècle à saisir dans les Lumières le défi qui lui était adressé et à y répondre sérieusement autrement que par des anathèmes (à quelques exceptions près) reste un sujet d'interrogation et de tristesse : car tant que l'Église n'est pas assez forte dans ses convictions pour assumer le positif dans ce qui lui est opposé, elle reste en situation de faiblesse.
On se tromperait d'ailleurs lourdement si on imaginait que le Saint Père était un admirateur naïf de la démocratie et un héritier tardif des Lumières. Son dernier livre, Mémoire et Identité, révèle sur ce point ses convictions qui ne sont rien moins qu'optimistes sur les possibilités du monde non chrétien à engendrer une civilisation digne de ce nom. Seulement il savait que, pour soigner un malade, il ne fallait pas le décourager et que, pour réveiller au cœur des hommes la conscience de leur vocation surnaturelle, il fallait commencer par leur donner confiance dans leur humanité, les éveiller à la conscience de leur dignité, et écouter leurs appels. Il y a magnifiquement réussi.
*Michel Gitton est recteur de la basilique Saint-Quiriace de Provins.
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