L'Histoire s'écrit à Abidjan
Article rédigé par François Martin*, le 13 avril 2011

En toute logique, la première phase de l'affaire ivoirienne s'est terminée ce lundi, avec l'arrestation de Laurent Gbagbo. Ceci s'est fait non pas tant parce que les forces de son adversaire étaient vraiment supérieures (les derniers jours semblaient avoir montré que ce n'était pas le cas), mais simplement parce que l'ONU s'est rangée sans ambiguïté aux côtés de ce dernier, qu'elle disposait des moyens de faire pencher la balance en sa faveur (puisqu'elle a la maîtrise du ciel), et qu'elle n'aurait pas accepté de revenir en arrière et de se déjuger.

A ce titre, il est très intéressant de rapprocher les deux crises, celle de la RCI et celle de la Libye. Bien que l'affaire soit un peu plus simple, sur le plan du droit en tout cas, en RCI qu'en Libye (*), il existe de grandes similitudes entre les deux.

On se trouve en effet, dans les deux cas, en présence d'une opération de grande envergure de  police internationale , avec emploi de la force, pour faire respecter une décision de droit, prise par l'ensemble de la communauté internationale incarnée par l'ONU. Ces opérations internationales sont extraordinairement difficiles, mêlant l'obtention de la part des Etats de résolutions suffisamment larges pour obtenir un consensus, mais suffisamment précises pour permettre l'action, de sanctions économiques, de moyens militaires importants, avec présence ou non sur le terrain, de pressions diplomatiques, dans des contextes politiques locaux très mouvants et avec des interlocuteurs parfois peu crédibles (cf l'opposition libyenne).

Dans un contexte aussi compliqué, les puissances internationales ont très peu de marge de manœuvre, puisqu'elles ne peuvent ni laisser couler un bain de sang (qui délégitimerait leur intervention), ni se substituer totalement aux acteurs locaux (sauf à se faire taxer de  colonialistes ), ni être trop attentistes (le risque de l'enlisement leur serait en effet mortel), ni perdre une quantité importante de soldats ou d'expatriés locaux (elles se feraient gravement taxer d'inefficacité), ni, enfin, abandonner la partie, en laissant le  puni  en place, ce qui serait perdre totalement la face. A chaque étape, à chaque changement, il faut un travail diplomatique intense à l'ONU (afin d'obtenir les autorisations nécessaires pour faire fonctionner la chaîne de commandement), une gestion militaire et diplomatique locale très délicate, et un effort médiatique tout aussi important (pour obtenir et conserver l'appui des opinions). C'est vraiment vouloir faire de la broderie au milieu d'une tempête... Pourquoi donc l'ONU, et derrière elle les puissances internationales qui ont pris le leadership de ces interventions (USA, France), prennent-elles de tels risques, alors qu'il est finalement bien plus facile de détourner pudiquement les yeux, comme bien d'autres affaires de ce type l'ont montré dans le passé, et encore aujourd'hui (Darfour, région des Grands Lacs) ?

Il nous semble que ces attitudes des Etats répondent à une étape nouvelle de la mondialisation. En effet, le fait que  la planète rapetisse  renforce aujourd'hui le sentiment des opinions d'appartenir à une seule et même communauté. Dans un tel contexte, il est de moins en moins supportable de laisser les conflits se régler sous ses yeux, simplement par les rapports de forces entre belligérants, et très rassurant de penser qu'il existe des règles (les résolutions internationales) et une instance (l'ONU) capables de remplacer l'arbitraire par le droit. On fera remarquer à juste titre que l'ONU existe depuis 1945, et qu'elle a souvent brillé par son inaction, mais justement, le fait que celle-ci semble aujourd'hui moins se contenter d'injonctions impuissantes, et moins hésiter à employer la force pour faire respecter ses décisions, nous semble être un signe des temps, et une prise en compte de ces changements des opinions. Bien sûr, rien n'est parfait dans tout cela, et ces affaires n'excluent, de la part des Etats, ni les calculs politiques et économiques pour se  placer  pour  l'après-crise , ni les postures à usage interne, dans des contextes pré-électoraux,  ni les tentatives de manipuler leurs propres opinions. Mais l'un n'empêche pas l'autre : au-delà de ces calculs, et bien qu'en Libye comme en Côte d'Ivoire, les opérations militaires ne soient pas finies, il semble bien malgré tout qu'on assiste aujourd'hui  à une nouvelle étape de la montée en maturité  de la communauté internationale, et à une structuration nouvelle du  droit politique international , appuyé par un usage a la fois plus professionnel et aussi moins  complexé , si l'on peut dire, de la force (sans la force, en effet, à quoi sert le droit ?).  Est-ce un bien ou un mal ? Va-t-on trop vite ou trop loin ? Chacun peut se faire à ce sujet sa propre opinion. Quoi qu'on en pense, c'est un fait indéniable.

Cette  montée en maturité  de la communauté internationale, avec l'établissement de règles de droit permettant d'en fixer les rapports, n'est pas terminée, loin s'en faut, et nous vivrons encore longtemps dans un contexte où cohabiteront les deux logiques, le droit et la force arbitraire, ce qui ne simplifiera pas les choses. Cette évolution nous semble cependant inéluctable. A ce titre, si la volonté de l'ONU prévaut, dans ces deux affaires, avec une gestion à peu près maîtrisée des opérations (on verra sous peu en RCI si c'est le cas), elle en ressortira évidemment très renforcée. Dans ce sens, ce qui s'écrit en ce moment à Tripoli, et encore plus à Abidjan, constitue à n'en pas douter une page d'histoire.

 

 

 

(*) En effet, l'illégitimité de Laurent Gbagbo, ayant perdu l'élection présidentielle, est clairement établie aux yeux de la communauté internationale, alors que celle de Kadhafi, dirigeant reconnu depuis longtemps, ne l'est que dans la mesure où il se comporte comme  un dictateur qui opprime son peuple , notion beaucoup plus floue.