Article rédigé par Roland Hureaux*, le 13 mai 2005
La majorité de nos concitoyens ne passaient pas leur lundi de Pentecôte à assimiler le feu du Saint-Esprit. Si la suppression de ce jour férié, dont bien peu connaissent encore la raison d'être, passe si mal, c'est que les Français ressentent comme hypocrite et fallacieuse la raison invoquée pour la justifier : la solidarité envers les personnes âgées.
Hypocrite, car, personne n'est dupe, la solidarité en question n'est qu'une augmentation des cotisations vieillesse des employeurs, que l'on n'a pas osé afficher brutalement et que l'on propose donc de rattraper par le travail de cette journée.
Fallacieuse car les Français savent que si une solidarité est nécessaire, c'est entre les personnes âgées, et non des actifs vers ces dernières. Si les revenus du troisième âge sont très disparates, qui ignore qu'ils sont aujourd'hui en moyenne et per capita, supérieurs à ceux des actifs - et très supérieurs à ceux des jeunes actifs ? Situation sans précédent dans l'histoire où la loi de nature voulait que les actifs soutiennent les inactifs et non l'inverse. Situation bien connue pourtant des jeunes ménages, qui, dans toutes les classes de la société mais spécialement les plus aisées, font appel à leurs parents âgés pour boucler leurs fins de mois. Les transferts ainsi opérés au sein des familles, des plus vieux vers les plus jeunes, s'élèveraient à près de 30 milliards d'euros par an.
Ce qui vaut pour le revenu vaut encore davantage pour le patrimoine, encore plus inégalitaire et encore plus concentré entre les mains des personnes âgées ou très âgées.
Si ces données permettent de comprendre que l'idée d'un jour ouvré de plus destiné aux personnes âgées soit peu populaire, quel rapport avec l'Europe sinon le risque d'affaiblir à quinze jours du vote le crédit d'un gouvernement engagé en faveur du de la Constitution européenne ?
Ce rapport, le voici : la politique économique mise en œuvre à Bruxelles depuis vingt ans et que cette Constitution vise à consolider, est terriblement favorable aux personnes âgées et explique en partie l'évolution des revenus relatifs des différentes classes d'âge à leur bénéfice.
Il est habituel d'entendre les adversaires de l'Europe supranationale dénoncer à la fois la politique restrictive de la Banque centrale européenne, seulement soucieuse de combattre l'inflation et qui fait obstacle à la croissance et la libre circulation des biens, des services et des capitaux qui encourage les délocalisations. L'effet cumulé de ces orientations : un taux de croissance plus faible dans la zone euro que dans le reste du monde, un chômage persistant dans plusieurs grands pays d'Europe.
Mais on oublie souvent de dire que tout le monde ne pâtit pas de cette situation, bien au contraire. La libre circulation des biens, des services et des hommes, combiné avec un certain volant de chômage, tire les salaires à la baisse. La libre circulation des capitaux, elle, tire la rente à la hausse. Toutes les personnes âgées ne sont pas rentières mais presque tous les rentiers sont âgés. Le maintien, heureux, de régimes de retraite par répartition forts pèse sur le pouvoir d'achat de salaires stagnants et profite aussi aux anciens. L'importation de produits à bas prix satisfait les consommateurs au détriment des salariés nationaux. L'inflation, qui , au cours des trente glorieuses, avait favorisé les jeunes ménages a cessé, là aussi au bénéfice des rentiers et des personnes âgées.
Autrement dit, l'Europe n'est pas seulement un continent vieillissant par sa démographie, elle organise très clairement son économie au bénéfice des vieux et des rentiers ( deux populations qui se recoupent partiellement), au détriment des actifs et des salariés.
Tout cela, les électeurs appelés à se prononcer le 29 mai sur la Constitution européenne ne le savent pas nécessairement, mais on peut supposer qu'ils en ont l'intuition. Comment expliquer sinon que le clivage politique le plus caractérisé ( avec celui du niveau de revenu) soit celui de l'âge ? Le bloc des actifs est en majorité pour le non, constatation qui contredit l'image d'une Europe jeune et moderne. Le vivier privilégié du oui, c'est le troisième âge. Parce que les gens âgés ne sont généralement pas contrariants vis-à-vis du gouvernement en place, mais aussi parce qu'ils savent que l'Europe leur est plus favorable qu'à d'autres, en particuliers aux actifs.
Lundi de Pentecôte mis à part, déjà notre Europe est vraiment très solidaire vis-à-vis de ses personnes âgées !
* Roland Hureaux est essayiste. A publié notamment Le Temps des derniers hommes (Hachette, 2000) et Les Nouveaux Féodaux (Gallimard, 2004).
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