Article rédigé par Aude de Kerros, le 10 janvier 2003
Créé en 1997 par la Conférence des évêques de France, le groupe de travail "Arts-Cultures-Foi" s'est donné pour mission d'instaurer un dialogue entre " les artistes, la société et les Églises ".
L'Église sait qu'" au contact des œuvres d'art, l'humanité attend d'être éclairée sur son chemin et sur son destin " (Jean Paul II). Mais les artistes en dialogue avec les responsables d'Arts-Cultures-Foi n'ont pas été sélectionnés au hasard. Une exposition de leurs œuvres illustrant le thème " La Chair et Dieu " est proposée sur deux sites Internet accessibles depuis le portail de l'Église de France (arts-cultures.cef.fr et artchairdieu.cef.fr). Les fruits de ce dialogue ont pris la forme d'un " livre-référence " qui vient de paraître : De la provocation au dialogue (Albin Michel). Âmes sensibles s'abstenir.
Sollicité par Arts-Culture-Foi, Gilbert Brownstone, est un expert international, galeriste, ex-directeur de musée, créateur d'une fondation mettant en valeur la dimension humanitaire de " l'art contemporain ". Il s'exprime dans L'Église et l'Art d'avant-garde en duo avec Mgr Albert Rouet, archevêque de Poitiers, sous l'autorité de Mgr Gilbert Louis, évêque de Châlons-en-Champagne, président d'Arts-Cultures-Foi, auteur de la préface.
La thèse du livre repose sur une distinction entre l'art moderne, prolongement de l'art de tous les temps, et " l'art contemporain ", fondé sur la rupture et la transgression, démarche critique dénonçant un monde exclusivement marqué par le mal. Pour Mgr Rouet, seul cet art est légitime. Il rejette comme " non-contemporains " l'art de ceux qui n'admettent pas cette conception unilatérale de la réalité : " dompté, alphabétisé, policé, converti... [cet art] n'apporte rien, il illustre. Il ne dit rien en propre, il agence. Il ne crée rien, il modernise. Circulez ! Il n'y a rien à voir... C'est sans danger, donc c'est mort. "
L'expert et l'évêque ont en commun un souci d'ordre moral. Ils partagent la même obsession : l'utilité sociale de " l'art contemporain " et de sa dimension humanitaire. Dans leur livre, pas de réflexions d'ordre sensible ou esthétique : l'art contemporain est porteur d'un message, il est " conceptuel ", il doit déranger, déstabiliser, ébranler les certitudes. C'est là sa fonction et sa vertu. Il s'agit d'établir un nouvel ordre moral, qui passe par le devoir de dénonciation. Haro sur les censeurs ! sur ceux qui n'adhèrent pas, qui ne subventionnent pas. Ils représentent un danger majeur.
L'Église et l'Art d'avant-garde est illustré d'œuvres de plasticiens et installateurs : Marina Abramovic, Mauricio Cattelan, Gilbert et George, Damian Hirst, Hermann Nitsch, Pierre et Gilles, Michel Journiac, Kiki Smith, Jean Luc Verna, Lisa Yuskavage, etc. Cadavres sanguinolents, écorchés, obscènes, rien ne vous sera épargné. L'ouvrage fourmille d'anecdotes très vivantes mettant en scène ces " nouveaux humanistes " persécutés par les censeurs, associations de parents d'élèves, maires, sénateurs, etc.,
Gilbert Brownstone cite ainsi l'exposition " Présumés innocents : l'art contemporain et l'enfance ", de juin 2000 au CAPC de Bordeaux, institution de renom. Les œuvres évoquent l'ambiguïté, le trouble, le viol, la pédophilie, le crime. Brownstone parle de l'honnêteté et du courage de ces quatre-vingt artistes qui montrent la société " telle qu'elle est " et qui " ne baissent pas les yeux devant la violence et tentent de sonder le chaos des pulsions en liberté ". Tant et si bien qu'en octobre, 5000 enfants auront visité l'exposition dans le cadre de l'école et qu'une association chargée de la lutte contre la pédophilie alarmée porte plainte...
Mais cela n'arrête pas Brownstone. Il condamne " les pratiques répressives exercées aussi bien par les pouvoirs politiques locaux que par certaines associations de défense de la moralité publique " et dans la foulée en profite pour exprimer son admiration envers l'Église... " La mise en œuvre de ce projet "La Chair et Dieu" signifie donc, à mes yeux, que l'épiscopat français est prêt à rompre le silence sur des sujets considérés tabous. L'œcuménisme et l'humanisme dont font preuve les membres de Arts, Cultures et Foi sont inouïs. "
Ainsi selon ce même schéma, Brownstone et Mgr Rouet distribuent tout le long du livre et tour à tour certificats de bonne conduite et blâmes. Un bon point par exemple pour l'œuvre de Teresa Margolles. Cette artiste mexicaine a été émue par le sort du cadavre d'un pauvre punk, " n'ayant pas eu droit à l'éducation, à l'aide sociale, à un emploi satisfaisant, ou à quelque forme d'avenir, mais encore ses restes étant condamnés à l'oubli bureaucratique car sa mère n'avait pas les moyens d'acheter un modeste cercueil... " Pour lui rendre justice elle a eu l'idée d'offrir un cercueil à sa mère en échange de sa langue percée et de son sexe tatoué. Ces abats ont été exposés à l'Ace Gallery de Los Angeles et ont figuré parmi " les pièces majeures " de la rétrospective historique sur la sculpture mexicaine, au Palais des Beaux-Arts de Mexico. Ainsi le défunt fut " honoré " et l'artiste connut instantanément une célébrité internationale.
On découvre ainsi que " l'art contemporain " contribue a inventer des formes inédites de charité et de piété... Brownstone qui se donne passionnément à ce dialogue fécond aide les évêques à abandonner certains préjugés. Il a organisé un charter d'ecclésiastiques pour New York afin de les initier à l'extrême pointe de l'art d'avant garde. Il raconte la visite de l'atelier d'Andreas Serrano devenu célèbre en exposant des crucifix et des reliques trempées dans des bocaux d'urine... Grâce à ce voyage les évêques peuvent constater " qu'il n'y a jamais eu pour Serrano une quelconque volonté d'outrage au crucifié. Il utilise l'infamant liquide pour en exploiter les qualités plastiques étonnantes... Il faut rappeler à ceux qui s'offusquent de l'association de l'urine à l'art que jusqu'au XIXe siècle on lui attribuait des vertus décapantes et protectrices ". Subjugués, les visiteurs purent se féliciter d'avoir découvert " un grand artiste de ce siècle, possédant une des visions les plus justes du monde qui nous entoure ".
Dans la deuxième partie du livre, Mgr Rouet balance toujours dans ses propos : un coup d'encensoir et un coup de goupillon pour exorciser. Brownstone est félicité : " Des hommes perçoivent ce qu'indiquent les artistes, cette faille dans un monde clos, ce rai dans les ténèbres, cet entrebâillement dans les prisons, Gilbert Brownstone est de ceux là ! " Les " artistes contemporains " le sont aussi : " Ce sont des foreurs d'humanité ! " Leur grande vertu est de montrer l'exclusion... Ainsi l'artiste Kiki Smith qui, tel Duchamp exposant sa pissotière, " présente " ici " la chair à l'état brut, objet étalé chose inerte " ! Il s'agit de la photo d'un cadavre, un cadavre détourné, lacéré et mis en scène dans la pose de l'odalisque du bain turc d'Ingres. Mgr Rouet poursuit : " C'est le corps d'un laissé pour compte, qui subit une mort sociale. " L'artiste nous oblige à voir notre culpabilité, " quand l'exclusion se lève, trop de bras impavides l'ont mise debout "... L'art est pur, ceux qui refusent de le regarder sont condamnables. Le coupable est celui qui ne veut pas voir.
Devant nombreuses de ces œuvres à caractère sadique ou pornographique, on pourrait ressentir un malaise et craindre une attitude malsaine de voyeurisme... Mgr Rouet nous rassure, l'art contemporain est essentiellement moral : " Le voyeurisme quête l'autre côté des choses, le réel du réel. " Quant à l'exhibitionnisme qui lui fait pendant, " il devient exorcisme ".
Grâce duchampienne (1) ! Tout comme les Saintes Espèces sont consacrées par le prêtre, n'importe quoi devient œuvre d'art dans les mains de l'artiste. Par le truchement de son " art ", un délit puni par la loi peut recevoir la vertu sacramentelle qui le purifie dans l'instant.
La créativité morale de l'art contemporain est le fait le plus marquant de ce livre. Enfin ! le bourreau est reconnu dans sa dimension victimaire et sacrificielle ! Enfin ! la victime a accès au sentiment de culpabilité sans lequel l'homme n'est pas vraiment humain. Grâce à l'art " contemporain " qui fonde l'acte créateur sur le retournement de l'ordre naturel, l'humanité va connaître un grand bond en avant.
Cet étrange baptême de l'art contemporain changera-t-il le cours de l'Histoire comme le fit le baptême de Clovis ? La morale va-t-elle enfin évoluer vers des formes inimaginables aujourd'hui ? De nouvelles formes d'humanisme vont-elles surgir du " mystère " de ces cadavres obscènes et sanguinolents en dialogue avec l'Église ? C'est le pari inouï des prélats responsables du groupe Arts-Cultures-Foi.
(1) De Marcel Duchamp (1887-1968), maître de l'art conceptuel, inventeur des "ready made". À son sujet, voir Liberté politique n° 18, " L'art sacré de la fin du millénaire ".
Pour en savoir plus : www.arts-cultures.cef.fr et sur l'exposition : www.artchairdieu.cef.fr