Article rédigé par Joseph Joblin sj, le 25 avril 2003
L'affermissement de la paix est le but recherché dans les relations entre États : c'est en vue de la paix, disait saint Augustin, que l'on fait la guerre. Le christianisme a fait de ce sentiment naturel un devoir.
Cette dimension morale a été introduite par le Christ lui-même prêchant les Béatitudes lorsqu'il proclamait bienheureux les pacifiques ou demandait à Pierre de remettre l'épée au fourreau car " qui se servira de l'épée périra par l'épée ". Un millénaire plus tard les évêques proclameront au concile de Charroux (989) : " Personne sans la paix ne verra Dieu ".
À la même époque les théologiens mettront au point la théorie de la guerre juste en vue de restreindre le champ d'un recours légitime à la violence. S'il y a bien une tradition de non-violence au cœur de l'enseignement chrétien, sa mise en œuvre n'en présente pas moins des difficultés. Celles-ci ont conduit nombre de chrétiens à s'interroger sur le bien fondé des interventions de la Papauté au moment des grandes crises internationales ; qu'il suffise de rappeler ici les protestations publiques et vives que suscitèrent les initiatives de paix de Benoît XV au cours du premier conflit mondial.
Saint Ambroise a résumé, dès le IVe siècle, le drame de conscience de tout chrétien faisant de la recherche de la paix un devoir supérieur : ou bien, voyant un homme injustement attaqué, il lui porte secours, il obéit alors au précepte de la charité mais manque à celui de la non-violence ; ou bien voulant respecter ce dernier, il manque alors au précepte d'entraide fraternelle. Tel est le drame de la conscience chrétienne auquel elle ne pourra jamais complètement échapper car, comme le dit Pie XII, ne pouvant laisser les mains libres aux " criminels sans conscience " ni " les coudées franches aux malfaiteurs internationaux " (3 octobre 1953), elle devra chercher le moyen de repousser le moment où l'emploi de la force constituera l'ultime recours pour restaurer le droit (24 août 1939). Comme le déclarait encore Jean-Paul II dans son message de la paix du 1er janvier 1984 : même si la guerre est irrationnelle et indigne de l'homme, le sens de la réalité au service de la justice impose de maintenir le principe de légitime défense.
L'Église et la société internationale partagent la même préoccupation d'établir la paix par le droit depuis plus d'un siècle. La création de la Société des Nations fut la première tentative de la communauté internationale d'instaurer des procédures permanentes pour le règlement pacifique des tensions et des conflits. L'Organisation des Nations unies en reprit le principe et tenta de remédier aux imperfections du système précédent. Le système a eu une certaine efficacité pour apaiser les tensions entre puissances de force égale. L'Est et l'Ouest, en dépit de leurs menaces de destruction mutuelle, ont trouvé dans l'ONU un forum de contacts permanents qui leur a permis de dépasser leur désaccord fondamental en trouvant des occasions ponctuelles de coopération.
La pression exercée par l'Assemblée générale ne fut pas étrangère, par exemple, à la conclusion du traité interdisant les essais nucléaires dans l'atmosphère, l'espace extra-atmosphérique et sous l'eau (1963) ou la convention sur l'interdiction de la mise au point de la fabrication et du stockage d'armes bactériologiques (1972). Le système des Nations unies n'a guère été efficace pour prévenir les conflits dits mineurs dont environ 200 ont été recensés durant le dernier demi-siècle ; il a cependant contribué à les apaiser dans de nombreuses circonstances ; mention doit être faite ici des casques bleus quelque soit le nom donné à leur mission de paix.
Dans la période qui s'étend de 1945 à 1989 le Saint-Siège a suivi avec grande attention cette situation et a aidé à son évolution. Ses interventions reflètent la tension si bien analysée par saint Ambroise : d'une part, il a condamné sévèrement la course aux armements comme les mouvements de la paix qui, en dépit de leur objectif en soi louable, étaient des instruments de pénétration du communisme. Par ailleurs, il a refusé de condamner la dissuasion, fondée sur l'équilibre de la terreur, à condition que les États aient la volonté de chercher les moyens de sortir de cette situation. En effet, il ne pouvait, d'une part, considérer l'avènement d'un régime communiste comme capable de consolider la paix étant donné ses violations des droits de l'homme et notamment de la liberté religieuse, mais, d'autre part, il reconnaissait que la volonté de l'Occident de prendre les moyens pour ne pas tomber à la merci des pays socialistes était légitime et qu'on ne pouvait leur faire obligation de désarmer unilatéralement au nom de la religion. Les positions du Saint-Siège rentraient alors dans le cadre défini par les théologiens, les juristes et les hommes politiques sur la légitimité du recours à la force dans un monde bipolaire. Leur but était double : 1/ donner le temps de nouer des tractations entre blocs comme ce fut le cas (entre autres) durant les négociations du processus d'Helsinki ; 2/ mobiliser les consciences pour leur faire reconnaître le devoir de travailler à la paix là où chacun se trouvait et dans la mesure qui était la sienne.
Le problème de la paix internationale se pose en termes nouveaux depuis la disparition de l'URSS en 1989
1. Les réflexions sur la paix ont été concentrées jusqu'en 1989 sur la course aux armements et la dissuasion ; ce qui a été écrit à ce sujet n'est plus d'actualité immédiate puisqu'il n'existe plus qu'une seule superpuissance.
2. Les menaces à la paix ont changé de nature : il ne s'agit plus de savoir quel bloc, dans une lutte égale, aura la maîtrise du monde mais de découvrir comment la société internationale se protègera des protestations qui naissent de la pauvreté et des dissensions qui ont leur origine dans les diverses visions de l'avenir du monde propres à chaque civilisation (ce dernier point de vue est contesté par les adeptes de la "pensée unique" qui réduisent les relations internationales à la seule dimension économique). Or, si la pluralité de pôles d'égale puissance politico-militaire a disparu, reste la diversité des cultures, des civilisations et des religions... Toute tentative d'une force politique d'imposer sa conception des libertés publiques entraînera une réaction de rejet, source à terme de violence, d'autant que les inégalités dans le développement paraîtront de plus en plus insupportables. Les délégués à la Conférence du désarmement parlaient de "dissuasion du pauvre à l'égard du riche" à propos du terrorisme et des armes chimiques car les États et les peuples qui se sentent marginalisés par une puissance culturelle supérieure y voient le moyen de sauver leur identité de peuple avec sa conception de l'existence. Ces considérations semblent actuellement déterminantes dans les jugements portés par le Saint-Siège sur la situation internationale.
3. La fracture entre les civilisations ne doit pas être minimisée. Les Occidentaux doivent se rendre compte qu'ils apparaissent comme totalement corrompus et décadents pour la plupart des autres peuples : leur civilisation peut séduire par sa richesse et son niveau de vie matérielle ; mais les valeurs qu'elle véhicule (violence, sexe, mépris de la famille...) sont regardées par certains peuples comme une menace plus grave que le poids du régime de fer auquel ils sont soumis.
4. La société internationale sera marquée par un déséquilibre profond tant que la Chine ou l'Europe ne pourront contrebalancer la puissance des Etats-Unis. De là, la nécessité d'examiner les questions liées à l'utilisation de la force dans les relations internationales à l'intérieur d'un cadre défini par une seule superpuissance.
Deux voies s'ouvrent pour la solution des problèmes posés par la coexistence de systèmes inégaux en ce moment de l'histoire : ou bien un État se considère comme en charge de faire régner l'ordre du monde selon les principes et valeurs qui sont les siens ou bien ceci est remis à un collectif de nations. La préférence du Saint-Siège va sans conteste à la seconde formule car seule une etnarchie comme disait Taparelli, c'est-à-dire un super-pouvoir capable de penser le bien commun, pourra faire reculer les tensions entre les communautés politiques alors qu'un État particulier sera toujours guidé par ses intérêts propres même avec les meilleures intentions.
L'expérience acquise au sein du système international, (spécialement depuis 1919 au sein de l'Organisation internationale du Travail comme au cours du processus d'Helsinki ou Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe) a montré qu'une maturation et un rapprochement des valeurs et des conceptions politiques étaient possibles entre pays dont les racines culturelles plongent dans la civilisation méditerranéenne et chrétienne ; mais la paix mondiale dépend, dans une société en voie de globalisation, de la découverte de liens possibles entre civilisations plurimillénaires se réclamant d'interprétations différentes de l'existence humaine.
Ces considérations expliquent l'orientation donnée aux interventions du Saint-Siège depuis 1989. Le souci de la paix a pris une nouvelle forme. Il ne s'agit plus d'apaiser les tensions entre États de puissance comparable qui faisaient du " progrès matériel et développement spirituel " des peuples et des individus l'objet de leur politique (Déclaration de Philadelphie, 1944) mais s'opposaient sur la voie à suivre pour y parvenir. Le Saint-Siège est aujourd'hui préoccupé par la disparition de cette base " humaniste " commune et par les heurts entre civilisations différentes ; il pose comme condition préalable à l'établissement d'une " paix juste et durable " que soit reconnu à tous les peuples, quelle que soit leur histoire ou leur religion, le droit de faire évoluer leurs institutions dans le respect de leurs traditions et de leurs valeurs ; il propose d'en faire un élément constitutif du droit des peuples à la paix et de faire de sa satisfaction une obligation supérieure en fonction de laquelle doivent être réglées les relations internationales.
Cette position de principe a pour conséquence que la force ne peut être invoquée pour régler les relations entre États et que préférence doit être donnée en toute circonstance aux négociations entreprises sous le regard de mécanismes multilatéraux, notamment au Conseil de Sécurité des Nations unies, quelles que soient ses imperfections ; celui-ci est en effet actuellement le seul lieu où peut s'élaborer en permanence un consensus pour construire la paix. Le Saint-Siège sait enfin que les sociétés étant ce qu'elles sont, il ne sera pas toujours possible de résoudre pacifiquement les conflits ; mais pour lui le recours à la force doit être un dernier recours et soumis à des procédures.
Une erreur serait de considérer les analyses du Saint-Siège comme théoriques et éloignées du réel ; elles décrivent au contraire le cadre nécessaire à l'exercice de la liberté et de la responsabilité.
En faisant de la construction de la paix une obligation s'imposant aux peuples et à leurs gouvernants le Saint-Siège tient un discours religieux accessible au plus grand nombre car il fonde l'aspiration humaine fondamentale à " croître en humanité " (Populorum progressio) sur la reconnaissance d'un ordre transcendant qui, pour lui, est celui de la charité ; il indique que la voie qui permet son inscription dans la réalité est celle de la justice qui demande à la fois le respect des convictions de chacun et la création de conditions qui lui permette d'agir de façon responsable. Les acteurs sociaux doivent donc identifier à chaque époque les défis qui sont les leurs pour construire la paix, et proposer comment y répondre.
Il n'est pas de la compétence de l'Église de proposer des solutions ; celles-ci relèvent de l'appréciation d'une " question de fait " (Pie XII, aux juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953) que les différents acteurs sociaux ont à évaluer en tenant présentes à l'esprit deux règles fondamentales : celle d'apprécier les mesures qu'ils proposent en fonction de leur aptitude à favoriser la communion des esprits et le refus de tout moyen intrinsèquement mauvais.
L'application des considérations ci-dessus à la situation présente peut aider chacun à assumer ses responsabilités dans le hic et nunc des circonstances actuelles. D'une part, le Pape et les évêques ont rappelé avec insistance la nécessité de se placer dans la perspective globale d'une société mondiale en construction pour juger de son devoir concret ; ils ont souligné que la force ne crée pas le droit et que tout rejet unilatéral des engagements pris introduit le désordre dans la communauté des États ; ils ont affirmé enfin que les seules valeurs économiques n'étaient pas les seules à prendre en considération dans les décisions politiques.
Il est clair par ailleurs qu'ils n'ont pas fait obligation aux chrétiens de refuser de prendre part à une guerre dont les éléments d'injustice étaient évidents car, dans le concret, certains pouvaient juger de bonne foi qu'elle était un ultime recours.
Conclusion
1. Les insuffisantes de l'ONU doivent être relevées, elles attestent la distance entre l'idéal poursuivi et la réalité. Son impuissance militaire est réelle puisqu'elle ne dispose pas des moyens militaires prévus par la Charte ; mais il faut tenir compte de ce que conformément à la Charte, les interventions militaires d'un État membre doivent être autorisées par le Conseil de sécurité ou, si l'urgence n'a pas permis de le consulter, information doit lui en être donnée le plus rapidement possible.
2. L'action des Nations unies pour le maintien de la paix ne doit pas être vue sous un jour purement négatif ; elles ont réussi à apaiser des conflits et les casques bleus ont rempli des missions d'interposition souvent efficaces.
3. Que la guerre contre l'Irak soit " illégale ", cela ressort de la Charte des Nations unies et ce présupposé doit être présent à l'esprit de celui qui veut juger de sa moralité.
4. La question de la moralité de la guerre d'Irak appelle entre autres les observations suivantes :
- Cette guerre est un échec du moment où les procédures pacifiques n'ont pas été respectées, du moment que la preuve de la présence d'armes de destruction massive dans le pays concerné, n'a pas été administrée au moment de la déclarer et que des procédures d'inspection pouvaient peut-être conduire à les éliminer si elles existaient.
- La notion de " guerre préventive " ne peut être acceptée car elle renvoie aux plus beaux jours de l'interprétation nationaliste de la théorie de la guerre juste qui éliminait la considération du bien commun international en faisant du prince le juge de la légitimité de son droit ; l'invocation de cet argument porte atteinte à l'état embryonnaire où était arrivée la société internationale après s'être débarrassée des totalitarismes communistes et nazi. La notion de " guerre préventive " comme juste cause du recours à la force introduit l'insécurité dans les relations internationales, car si un droit d'ingérence est accordé à chaque État pour faire cesser ce qu'il tient pour une violation intolérable des droits de l'homme, comment refuser aux États islamiques, s'ils en ont les moyens (et le terrorisme peut leur paraître l'un d'eux) d'intervenir dans les sociétés auxquelles ils reprochent d'exporter la corruption (matérialisme de la vie, violence, pornographie, destruction des valeurs familiales, etc.) ?
- La justice d'une guerre doit s'apprécier en fonction des conséquences qu'elle aura à long terme. Il est apparu au Pape qu'une guerre entreprise par les Occidentaux au Proche-Orient aggravera les fractures de la société méditerranéenne et sera lourde de conflits futurs.
Il convient de rappeler en conclusion les affirmations de Gaudium et Spes (texte conciliaire de 1965) : " Entre ces nations (pauvres) et les autres nations plus riches dont le développement est plus rapide, l'écart ne cesse de croître et, en même temps, la dépendance, y compris la dépendance économique. Les peuples de la faim interpellent les peuples de l'opulence " (§9.1) ou encore : " Tandis qu'on dépense des richesses fabuleuses dans la préparation d'armes toujours nouvelles, il devient impossible de porter suffisamment remède à tant de misères présentes dans l'univers... Il faudra choisir des voies nouvelles en partant de la réforme des esprits pour en finir avec ce scandale... " (81.2).
Ces remarques laissent ouvertes la question de l ‘ingérence humanitaire pour la défense des droits de l'homme. La même constitution conciliaire (§ 63.2) dénonce le luxe qui côtoie la misère de populations privées de tout pouvoir de décision. Le Pape estime qu'on ne restaure pas l'ordre par la violence et que les dommages entraînés par une intervention armée compromettront gravement le rapprochement nécessaire entre civilisations et religions différentes.
D'autres peuvent être moins sensibles à cet aspect de la question qui, pour lui, est au premier plan de ses responsabilités ; ce qui explique que des catholiques puissent participer en toute conscience aux opérations engagées au Proche-Orient pourvu qu'ils s'en tiennent aux deux conditions posées plus haut, à savoir qu'ils pensent ainsi prêter le meilleur service possible à la construction de la paix et qu'ils respectent les lois de la guerre qui condensent les exigences fondamentales de la morale.
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