Article rédigé par Georges Berthu, le 08 novembre 2002
Le 28 octobre dernier, Valéry Giscard d'Estaing, président de la Convention sur l'avenir de l'Europe, a présenté le texte d'une "architecture" de "traité constitutionnel". Il s'agit d'un plan général qui énumère les titres des chapitres ou articles, et mentionne quelquefois brièvement leur objet, sans entrer dans le détail des dispositions.
Le but de ce cadre général est de servir de base aux débats ultérieurs de la Convention qui devront peu à peu lui donner un contenu.
Théoriquement donc, cet avant-projet ne devrait pas prendre parti sur le fond. Pourtant, quand on le lit attentivement, on s'aperçoit que beaucoup de questions importantes sont déjà tranchées, explicitement ou implicitement, et que de nombreuses orientations lourdes de conséquences sont déjà prises. En fait, ce texte est un véritable champ de mines.
Pour être précis, nous présenterons ci-dessous les dispositions que nous estimons positives, celles que nous estimons négatives, et celles qui comportent des ambiguïtés dangereuses susceptibles de dégénérer.
1- Dispositions positives
Article 15 bis : Présidence du Conseil européen
Cet article prévoit de traiter du mandat, du mode de désignation, du rôle et des responsabilités de la présidence du Conseil Européen. Aujourd'hui, un tel article n'existe pas dans les traités. Il est donc envisageable que la nouvelle proposition puisse ouvrir la voie à l'institution d'une présidence de l'Union qui serait placée à la tête du Conseil Européen, et non de la Commission. Ce n'est pas une orientation claire et définitive, mais c'est au moins une virtualité intéressante.
Article 19 : Congrès des peuples d'Europe
Cet article donnerait suite aux idées de Valéry Giscard d'Estaing qui souhaite que puisse être réuni, dans certaines grandes circonstances, un "Congrès des peuples d'Europe" formé de représentants des Parlements nationaux de toute l'Union. Cette proposition est intéressante, car elle pourrait sous-entendre que le Parlement européen ne dispose pas de la légitimité parlementaire principale, ou totale, dans l'Union. Nous y décelons pour notre part un écho lointain aux très nombreuses demandes que nous avons exprimées antérieurement pour une revalorisation du rôle des Parlements nationaux dans l'architecture institutionnelle de l'Union (1). Malheureusement, il semble, d'après les débats actuels, que cette proposition soit destinée à être réduite à sa plus simple expression (pouvoir consultatif seulement pour le Congrès), ou même à être carrément supprimée.
Article 46 : Procédure de retrait volontaire de l'Union
Il s'agit là du "droit de sécession" que nous avons toujours demandé. C'est un point très positif. Il ne faut toutefois pas en surestimer l'impact dans la vie quotidienne de l'Union (voir infra). De plus, il faudrait préciser si le retrait de l'Union implique le retrait de l'euro, ce qui pose un problème délicat puisque l'unification monétaire a été déclarée "irréversible".
2- Dispositions négatives
Titre : "Traité instituant une Constitution pour l'Europe"
Jusqu'ici, Valéry Giscard d'Estaing avait utilisé, pour désigner l'objet du travail des "Conventionnels", une formule embrouillée à souhait : un "traité constitutionnel". Tout avait été dit sur la contradiction interne de cette formule, le mot "Constitution" supposant un État unique, et le mot "Traité" supposant deux États ou plus, qui contractent entre eux. N'y revenons pas. D'ailleurs, cette formule est en voie d'être dépassée puisqu'on découvre avec surprise que le titre du document distribué le 28 octobre s'énonce sans ambages : "Traité instituant une Constitution pour l'Europe". Il s'agit donc bien d'une constitution qui, comme toutes les constitutions, va être celle d'un État. Plusieurs autres articles, dans la suite du texte, vont dans ce sens (par exemple voir ci-dessous articles 1, 8, etc.).
Architecture générale : un seul traité pour une nouvelle entité unique
Le nouveau traité "instituant une Constitution pour l'Europe" unifierait l'actuel traité sur l'Union européenne (contenant les dispositions intergouvernementales) et le traité instituant la Communauté européenne (contenant les dispositions communautaires de nature plus supranationales). La question du sort du traité Euratom reste encore ouverte.
Cette unification, présentée comme une mesure de simplification, est à notre avis doublement dangereuse :
1/ les deux traités correspondaient à des procédures de natures fondamentalement différentes. Bien entendu, on nous jure que même si les traités sont unifiés, la dualité des procédures persistera, en vue notamment de préserver le caractère intergouvernemental et la souveraineté des États pour la politique étrangère et la défense. En réalité, rien n'est moins sûr. La seule chose concrète que l'on voit pour le moment, c'est que le verrou qui séparait les deux procédures va sauter ;
2/ l'unification des traités correspond bien à la pente générale de ce projet de Constitution, qui tend à instituer un État. Mais cet État européen est-il souhaitable? Nous pensons que non, pour toutes les raisons que nous avons déjà expliquées (2), et nous pensons aussi que les gens n'en veulent pas. On peut ajouter que la dualité des traités aurait pu être utile dans la perspective de l'élargissement, car il aurait été très facile de faire adhérer au traité intergouvernemental (traité sur l'Union) des pays qui, pour une raison ou une autre, ne pourraient pas adhérer au traité communautaire. Depuis des années, nous avons demandé que l'on fasse adhérer immédiatement les pays candidats au traité sur l'Union, et qu'ensuite on prenne le temps de discuter tranquillement avec eux des dispositions communautaires. Ce n'est pas ce qui va être fait, au moins pour dix d'entre eux. Mais la solution ne reste-t-elle pas utilisable pour d'autres ? Encore faudrait-il que les eurocrates, avec leur rage d'unification et de super-État, ne la fasse pas disparaître en unifiant les traités.
Article 1 : Définition de la nouvelle entité
Après le traité unique, arrive "l'entité" unique. La définition, par exception, est donnée dès cet avant-projet : "Une Union d'États européens, conservant leur identité nationale, qui coordonnent étroitement leurs politiques au niveau européen, et qui gèrent, sur le mode fédéral, certaines compétences communes." Cette définition peut donner à première lecture une impression satisfaisante, car elle paraît distinguer des compétences intergouvernementales (celles qui sont "coordonnées") et des compétences gérées sur le mode communautaire. C'est du moins comme cela que Valéry Giscard d'Estaing l'a présentée. Mais en réalité, cette rédaction est plutôt inquiétante :
1/ elle introduit clairement le mot "fédéral" pour la gestion des compétences communes;
2/ l'ensemble du texte montre que les compétences communes seront dominantes ;
3/ les États conserveraient seulement leur "identité nationale", mais on n'a pas fait droit à la demande capitale des Britanniques qui préféraient que l'on écrive que les États membres conserveraient leur "souveraineté nationale". C'est un aveu.
Article 4 : Personnalité juridique unique
Après le traité unique, l'entité fédérale unique, voici la personnalité juridique unique. Aujourd'hui, seule la Communauté européenne possède la personnalité juridique, mais l'Union européenne, qui traite de la défense, de la politique étrangère et de la coopération policière et judiciaire en matière pénale, ne possède pas cette personnalité. Elle agit simplement comme mandataire des États membres qui décident à l'unanimité. La personnalité juridique unique de la nouvelle "entité" accélèrerait la dérive vers le super-État. Elle permettrait notamment à l'Union européenne de signer des traités en son nom propre, et non plus au nom des États membres.
Article 5 : Citoyenneté européenne
Cet article paraît reprendre des dispositions existantes, mais il se peut que ce ne soit pas le cas. En effet, l'actuel article 17 TCE dit que "la citoyenneté de l'Union complète la citoyenneté nationale, et ne la remplace pas". Ce que Valéry Giscard d'Estaing traduit en disant que tout national d'un État membre "dispose d'une double citoyenneté, la citoyenneté nationale et la citoyenneté européenne" et qu'il "utilise librement l'une ou l'autre, à sa convenance". Cette expression très étrange ouvre la voie à toutes les supputations.
Article 6 : Intégration de la Charte
Cet article est destiné à intégrer la Charte des droits fondamentaux dans les traités, et donc à lui donner une force contraignante, uniformément dans toute l'Union. Il s'agit là d'un des points sur lesquels la discussion semble terminée au sein de la Convention. C'est à notre avis une position très dommageable car elle se retournera contre la liberté des démocraties nationales dans l'Union, comme nous avons eu l'occasion de l'expliquer à de nombreuses reprises, et notamment, encore récemment, dans notre opinion minoritaire au rapport Duff du Parlement européen, relatif à la Charte des droits fondamentaux (3).
On notera toutefois que, curieusement, cet article 6 laisse encore une porte de sortie pour ne pas intégrer la Charte dans les traités, puisqu'il mentionne qu'il puisse y être fait seulement "référence". Cette référence pourrait donner une force juridique contraignante à la Charte, mais il pourrait s'agir aussi d'une simple référence politique. Il est vrai que cette porte paraît bien étroite quand on a entendu Valéry Giscard d'Estaing.
Article 8 : Primauté du droit de l'Union
Après le traité unique, l'entité unique, la personnalité juridique unique, voici la primauté du droit unique. Il s'agit là d'une vieille revendication de la Commission, qu'elle avait répétée notamment dans sa communication à la Convention du 22 mai dernier. Cette proposition peut paraître une évidence à première vue : les traités ne sont-ils pas supérieurs à la loi ? Mais en fait, nous aurions là un élément fondamentalement nouveau : le droit de l'Union décidé à la majorité aurait la primauté sur tout droit national, même constitutionnel. Ce qui signifie que le pays minoritaire, qui refuse un texte européen, devrait non seulement l'appliquer, mais même modifier sa Constitution, le cas échéant, pour la mettre en conformité. C'est une subordination juridique totale. La seule possibilité d'échappatoire serait la sécession prévue à l'article 46 du même texte. Est-ce crédible ? Est-ce respectueux des nations et de leurs démocraties ? La réponse va de soi. Elle montre bien le caractère fédéral et disciplinaire de l'Europe qui se dessine.
Article 25 : Adoption de "lois" et de "lois-cadres"
Valéry Giscard d'Estaing et la Convention vont proposer de remplacer les termes de "règlement européen" et "directive européenne" par "loi" et "loi-cadre". Il paraît que c'est une grande mesure de clarification. En fait, ce sera surtout une grande source de confusion, et elle est tout à fait voulue : il s'agit de faire en sorte que les citoyens soient amenés à assimiler les lois européennes aux lois nationales, et qu'ils leur confèrent ainsi une égale légitimité, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Cette mesure symbolique vient évidemment compléter toutes celles que nous avons déjà mentionnées, et qui vont dans le sens du super-État.
Dernier titre : article X : Abrogation des traités antérieurs
Le dernier titre et les derniers articles de l'avant-projet de constitution ne comportent pour le moment ni dénomination, ni numéro. Toutefois l'un d'eux doit attirer notre attention car il prévoit que le nouveau traité instituant la Constitution européenne "abrogera les traités antérieurs". C'est une innovation radicale. Jamais on a procédé ainsi dans le passé : les traités s'ajoutaient les uns aux autres, en se complétant et se modifiant, mais sans abroger les précédents, de sorte qu'aujourd'hui encore une bonne partie du traité de Rome est encore en vigueur. Dans le cas présent, il en irait différemment pour la première fois. Certes, c'est cohérent avec l'idée de traité unique. Mais pratiquement cette méthode soulève une question majeure : que deviendront les pays qui n'auront pas adopté le nouveau traité ? Apparemment, ils se trouveront purement et simplement exclus d'eux-mêmes de la nouvelle Union européenne.
Cette procédure montre la détermination d'aller de l'avant dans le sens du fédéralisme, même s'il faut abandonner au passage quelques États. On se posera quand même quelques questions sur la pertinence juridique de ce montage.
3- Dispositions ambiguës susceptibles de dégénérer
Article 34 : "Démocratie participative"
Cet article aurait pour but, sous le titre "La vie démocratique de l'Union", de permettre x différentes formes d'associations de citoyens de participer à la vie de l'Union".
D'abord, on aurait bien aimé qu'avant de parler de la "démocratie participative", on dise clairement quelque part que l'Union obéit au régime de la démocratie représentative, au sein duquel le rôle principal est dévolu aux parlements nationaux, et le rôle secondaire au Parlement européen. Cela n'est pas dit. Espérons que cela viendra.
Mais surtout, on se demande ce que sont ces "associations de citoyens" et quelle en serait la légitimité. A ce stade rien n'est dit. Toutes les dérives sont possibles. On notera en particulier que cette formulation pourrait servir de base à une participation directe des régions au processus décisionnel de l'Union, comme on en voit aujourd'hui la tendance, contrairement à tous les principes les plus solidement établis.
Article 35 : Election du Parlement européen
Cet article mentionnerait que le Parlement européen est élu "selon une procédure uniforme dans tous les États membres". Or ce n'est pas la règle actuelle : le Parlement européen peut aussi être élu "conformément à des principes communs à tous les États membres", ce qui est bien le cas aujourd'hui. En effet, pour le moment, les députés européens sont tous élus au scrutin proportionnel, selon des règles (notamment circonscription nationale unique, ou régionalisation) qui varient en fonction des traditions de chaque pays. La rédaction annoncée de l'article 35, si elle est confirmée, pourrait signifier une uniformisation complète.
Article 38 : Financement de l'Union européenne
Cet article prévoirait que le budget de l'Union "est intégralement financé par des ressources propres", et donnerait la procédure à suivre pour "l'établissement de ce système de ressources propres". Le mot "établissement" doit éveiller notre attention. Les soi-disant "ressources propres" qui existent aujourd'hui n'en sont pas vraiment, puisqu'il ne s'agit pas d'impôts levés par l'Union européenne, mais de simples contributions annuelles des États. Si l'on veut "établir" quelque chose de différent, c'est forcément un système de véritables ressources propres, c'est-à-dire un impôt européen, qui est depuis longtemps dans l'idée des eurocrates.
Article 41 : Action de l'Union dans le monde
L'avant-projet de Valéry Giscard d'Estaing explique que cette disposition devrait définir qui représente l'Union dans les relations internationales "en tenant compte des compétences déjà exercées au titre de la Communauté". Cette manière de poser le problème introduit déjà une distorsion : si l'on part des compétences déjà exercées au titre de la Communauté, qui ne sont pas l'essentiel, on donne forcément une prime à la Commission qui en est le représentant. Il aurait donc fallu dire : "tenant compte des compétences majeures détenues par les États membres en toute souveraineté, et des compétences mineures exercées au titre de la Communauté". Ici encore, on sent venir le dérapage.
*
On pourrait poursuivre longtemps l'analyse de cet avant-projet, avec des résultats identiques. Notamment, il faudrait parler des réformes utiles auxquelles l'avant-projet ferme la porte, explicitement ou non. Par exemple, à l'article 18, il est prévu de traiter des "attributions de la Commission (y inclus le monopole d'initiative)". Cette parenthèse signifie probablement que la Commission est montée au créneau préventivement pour couper court au débat qui risquait de se développer sur la légitimité de son monopole de proposition des textes (4).
Arrêtons là cependant : nous en savons assez. Sous une présentation anodine, cet avant-projet pose bien les fondements de la Constitution supranationale d'un super-État européen.
Georges Berthu est député européen, membre de la commission des affaires institutionnelles.
Notes :
(1) Voir notamment rapport de l'intergroupe SOS Démocratie au Parlement européen : Les Parlements nationaux, piliers de la démocratie en Europe, octobre 2001.
(2) Voir Georges Berthu Démocratie ou super État, éditions F.-X. de Guibert, 2000.
(3) Opinion minoritaire au rapport Duff sur "l'impact de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et son statut futur" (PE 313.401), voté le 23 octobre 2002.
(4) Voir par exemple notre intervention récente devant l'Association des Anciens Élèves du Collège d'Europe, "Quel rôle pour la Commission dans la future Europe ?", Bruxelles, 15 octobre 2002.
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