Article rédigé par Aude de Kerros*, le 17 mars 2006
Artistes et public sont aujourd'hui confrontés à deux définitions contraires du mot art.
La première est une déclaration : Tout ce qui est "déclaré" comme œuvre par l'artiste et avalisé par des institutions est de "l'art contemporain".
La seconde répond à la formule du dictionnaire, où il est question d'une métamorphose de la matière par l'artiste pour exprimer un contenu grâce à l'excellence de la forme : c'est l'Art. Selon le principe de non-contradiction, il est évident que la première définition possède la légitimité que confèrent les Institutions et exclut la seconde, encore mentionnée dans les encyclopédies.
Ce problème sémantique et logique plonge "l'art contemporain" ainsi que l'Art dans une crise permanente qui est due à la contradiction qui existe entre l'utopie de la première définition et la réalité de la seconde. C'est une crise confidentielle qui s'exprime dans des débats d'idées repris par des livres et articles destinés à un upper few. En revanche, on voit apparaître au grand jour, dans la rubrique des faits divers, des affaires ayant trait aux dégâts collatéraux provoqués par les jeux sémantiques de "l'art contemporain". Ce sont des problèmes concrets et triviaux, aboutissant fréquemment devant les tribunaux. Si souvent, qu'une des revendications des "artistes contemporains" auprès du ministère de la Culture, est de bénéficier gratuitement des services d'un avocat, et d'une aide de l'État pour assumer les frais de justice.
L'"art contemporain" est par définition un art de la rupture et de la transgression, légitimé et subventionné par l'État, même s'il est en infraction avec ses lois, ce que la sociologue Nathalie Heinich nomme "le paradoxe permissif". Ces artistes et les institutions qui les couvrent et parrainent, considèrent donc que le statut d'œuvre d'art confère une immunité, un statut au dessus des lois, qui doit être garantie par l'État.
Un urinoir à 427.000 euros
Une affaire récente, parmi toutes celles qui encombrent les tribunaux, est caractéristique : le 4 janvier 2006, un artiste jouissant d'une certaine célébrité, Pierre Pinoncelli, a ébréché à coup de marteau le fameux urinoir de Duchamp à Beaubourg (intitulé la Fontaine) en le signant "Dada" (photo). Le tribunal d'instance de Paris, le 24 janvier, l'a condamné à trois mois de prison avec sursis, et à payer 14.352 euros pour frais de réparation, plus 200.000 euros pour préjudice matériel — le Centre Beaubourg en avait réclamé 427.000. Déclaration du tribunal : "Une infraction a été commise, une peine doit être prononcée."
Pinoncelli a fait appel. Il considère en effet qu'il n'a commis aucun préjudice. Au contraire, son geste est lui même une œuvre d'art dans l'esprit de Marcel Duchamp lui même. Il a donné de la valeur ajoutée en faisant de cet urinoir tiré à huit exemplaires une œuvre désormais unique. Il n'y a donc pas de préjudice. Mieux, Beaubourg devrait lui payer le prix de son œuvre.
Si la direction de Beaubourg respectait vraiment la doctrine de "l'art contemporain", exprimée dans toutes ses expositions, catalogues, et collections, au point qu'elle admet rarement l'Art tout court dans ses murs, elle devrait avaliser et reconnaître cette nouvelle œuvre pour ne pas mettre en péril son parti-pris. Pourquoi ne le fait-elle pas ?
• La première raison est la pratique normale du conservateur chargé par l'État de conserver. L'institution applique ici le statut de la Joconde de Léonard à l'urinoir de Duchamp même si les deux "objets" ne répondent pas à la même définition matérielle, ni aux mêmes finalités, ni aux mêmes critères.
• La deuxième raison est sans doute incluse dans l'exercice de "l'art contemporain" depuis un demi-siècle : l'arbitraire est reconnu par les théoriciens eux-mêmes. Dès les années soixante, Arthur Danto écrivait : "Est de l'art, ce que les institutions disent être de l'art." C'est un fait incontournable : il ne peut y avoir d'œuvre d'art sur simple déclaration d'artiste, même reconnu, ce n'est pas suffisant... C'est la limite qu'impose la réalité à l'utopie duchampienne.
Sur tous les tableaux
En refusant à Pinoncelli le statut d'œuvre personnelle pour cet urinoir brisé et en le faisant condamner par les tribunaux, l'institution joue sur tous les tableaux à la fois, avec cynisme et arbitraire. Si ce jeu, reconnu et admis comme propre à "l'art contemporain", ne semble poser aucun problème éthique, la question se pose néanmoins... : "L'art contemporain" serait-il faux ? N'est-il pas la dernière utopie totalitaire du XXe siècle ?
Il est bien imprudent pour les institutions de trop faire apparaître toutes ces contradictions qui peuvent à la longue ébranler la foi en l'idéologie de "l'art contemporain". Beaubourg ferait mieux, pour la préserver, de prendre acte de cette nouvelle œuvre devenue unique, signée : Jacob Delafon, M. Mutt, Duchamp, Dada, et Pinoncelli, la mettre sur le marché et la consacrer en réalisant une plus-value, ou de s'orienter vers un "arrangement"...
Or, pure coïncidence, une nouvelle direction vient de se créer dans la bureaucratie de Beaubourg, dite du "Développement du Centre Georges-Pompidou". Son directeur, le philosophe Bernard Stiegler serait, si on en croit sa fonction, tout désigné pour résoudre cet épineux problème. En effet sa mission est "de créer des communautés d'amateurs englobant artistes et spectateurs, de développer de nouvelles technologies inter-actives et transversales, de rendre des œuvres intelligibles pour un large public, de susciter des nouvelles formes d'appréciation de l'art..."
Cette initiative est le fruit d'une longue élaboration théorique développée par des spécialistes de l'art contemporain tels Yves Michaud, qui prêche pour l'essentielle inter-activité entre les œuvres et les "regardants" si chère à Marcel Duchamp, et Nicolas Bourriaud, ex-directeur au Palais de Tokyo, inventeur de "l'esthétique relationnelle". Celui-ci a d'ailleurs cette belle formule sur la bonne attitude à observer devant une œuvre d'art : "Ne pas se prosterner, s'en servir !" La création de cette nouvelle direction de Beaubourg doit justement servir à développer ce nouveau rapport interactif à l'art. Marcel Duchamp appelait cette démarche révolutionnaire "ready-made réciproque". Il avait imaginé ce concept : détourner un Rembrandt pour en faire une planche à repasser... Duchamp en a rêvé, Pinoncelli l'a fait : ici, l'urinoir à fait office du Rembrandt.
Vers l'art légal
À Nîmes, il y a quelques années, Pinoncelli avait déjà détourné un autre exemplaire des huit urinoirs de Duchamp pour y assouvir ses besoins naturels. Les tribunaux avaient sévi mais là encore, la reconnaissance de son œuvre d'art lui avait été refusée par les institutions et les médias, d'ou sa récidive... Et il récidivera encore... jusqu'à ce qu'il obtienne par tous les moyens la reconnaissance officielle indispensable, car sans elle son œuvre n'existe pas et il n'est pas un artiste ! On comprend l'enjeu.
Voilà pourquoi Pinoncelli fait appel et repose le problème. L'administration de Beaubourg devrait réfléchir... Reconnaître l'œuvre de Pinoncelli et assumer la définition de l'art "contemporain" qu'elle impose de façon arbitraire est de loin la solution la plus sage pour limiter la contestation et préserver la foi... Sinon il faudra poursuivre l'escalade et entrer dans la logique fatale de toute utopie : il faudra que les parlementaires légifèrent et décident ce qui est de l'art et ce qui ne l'est pas, car la justice ne peut pas, sans excéder ses pouvoirs, juger des points d'histoire, de morale et de philosophie, il lui faut des lois à appliquer !
Tôt ou tard, de contradiction en absurdité, le caractère totalitaire de l'idéologie de l'art contemporain apparaîtra de plus en plus clairement à tous, dans ces faits divers qui font notre quotidien.
*Aude de Kerros est peintre graveur, critique d'art. Dernier ouvrage paru : Les Échelles du ciel, éditions du Savoir perdu, 2002.
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