L'affaire Lagarde – Tapie et l'utilisation des deniers publics
Article rédigé par Jacques Bichot*, le 16 août 2011

L'affaire Lagarde / Tapie rebondit. La Cour de justice de la République a donné son feu vert à l'ouverture d'une enquête sur le rôle joué par l'ancienne ministre de l'économie dans la transaction ayant permis à Bernard Tapie de percevoir, aux frais du contribuable, environ 400 millions d'euros, soit une indemnité de 285 millions, dont 45 millions au titre de  préjudice moral , augmentée des intérêts légaux, la vente d'Adidas, point de départ du contentieux, remontant à 1993.

Une appréciation étonnante du préjudice moral

Les 45 millions – 63 aujourd'hui – attribués pour indemniser le préjudice moral subi par un homme d'affaires qui s'est peut-être fait rouler laissent songeur. En effet, les tribunaux français accordent actuellement au titre du préjudice moral de l'ordre de 40 000 € dans le cas d'une personne dont quelqu'un a tué le conjoint, et de l'ordre de 20 000 € à la victime d'un viol. Serait-il mille cinq cent fois plus grave pour le moral de perdre de l'argent que de perdre son conjoint à la suite d'un meurtre ? Et la peine d'une femme violée serait-elle trois mille fois moins profonde que celle d'un homme d'affaires victime d'une indélicatesse de la part de son banquier ?

La rocambolesque histoire d'une banque nationalisée

Pour comprendre l'affaire Tapie – Lagarde, il faut remonter aux déboires du Crédit Lyonnais (CL) en 1992-1993. Le CL était depuis la Libération une banque nationalisée[1] ; en 1988, l'Etat confia sa présidence à Jean-Yves Haberer,  inspecteur des finances, ancien directeur du Trésor. Cet homme éminent accumula les acquisitions malencontreuses, et l'Etat actionnaire fut aussi défaillant dans son contrôle que le président qu'il avait nommé fut mal inspiré pour sa politique de croissance externe.

Quand en 1993 il apparut que le CL était virtuellement en faillite, l'Etat décida de le sauver. Une  structure de défaisance  fut créée sous le nom de  Consortium de réalisation  (CDR). Sa mission était de vendre les actifs plus ou moins pourris accumulés par le CL, après les lui avoir rachetés au prix fort à l'aide d'un prêt consenti ... par le CL. La vente de ces actifs a permis de rembourser une partie du prêt, et le reste du paiement incombe à l'Etat, qui en est semble-t-il à ce jour de sa poche (en fait, de notre poche) à hauteur de 15 milliards d'euros environ. L'affaire Tapie – Lagarde se greffe sur cette affaire beaucoup plus grosse, ayant très mal commencé pour les finances publiques.

Il faut aussi savoir que la dilapidation des deniers publics, conséquence de la gestion calamiteuse du CL par l'Etat et ses serviteurs les plus éminents, s'accompagna de faits troublants. En effet, une grande partie des archives du CL partit fort opportunément en fumée. Un curieux concours de circonstances fit que le siège parisien et celui du Havre (où étaient entreposées les archives du groupe) furent tous deux victimes d'incendies, officiellement considérés comme accidentels.

Le début du contentieux Tapie - CDR

L'affaire Tapie-Lagarde plonge ses racines dans ces années 1990, malheureuses et troubles pour le CL. Au début de la décennie, Bernard Tapie avait emprunté au CL pour acheter Adidas, une société produisant et vendant des équipements sportifs. En 1993, au moment où ses affaires, comme celles du CL, allaient assez mal, Tapie revendit Adidas, pressé par le CL qui voulait être remboursé. La transaction se fit, semble-t-il, à peu près au prix que Tapie avait payé en 1990. L'un des nouveaux actionnaires, Robert Louis-Dreyfus, fut porté à la présidence. La profitabilité de la société fut rétablie, si bien que lorsque ses associés revendirent leurs parts à Louis-Dreyfus, fin 1994, ils firent une confortable plus-value. Les profits continuant à augmenter, Adidas put être introduite en bourse dans d'excellentes conditions fin 1995, et les cours s'envolèrent.

Tapie regrettait évidemment de ne pas avoir bénéficié de cette bonne fortune. En juillet 1995, six mois après sa mise en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Paris, il voulut essayer de se  refaire  en réclamant au Crédit Lyonnais la plus-value réalisée lors de la vente d'Adidas à Louis-Dreyfus. Il prétendait que sa vente forcée, provoquée par la volonté du CL de se faire rembourser, l'avait injustement privé de la plus-value qu'il aurait faite en restant actionnaire. L'argument était discutable : le redressement d'Adidas se serait-il produit si Bernard Tapie avait continué à diriger cette entreprise ? La compétence de Robert Louis-Dreyfus n'en fut-elle pas la cause principale ?

Malgré cela, le Tribunal de commerce de Paris donna raison à Tapie, ordonnant fin 1996 au CL de lui verser 91 millions d'euros à titre provisionnel. Après diverses péripéties, et notamment une tentative de médiation qui n'aboutit pas, à l'automne 2005 la Cour d'appel de Paris condamna le CDR à verser 238 millions à Bernard Tapie. Sur décision du gouvernement de l'époque, transitant par l'Etablissement public de financement et de restructuration (EPFR), structure ad hoc destinée à chapeauter le CDR au nom de l'Etat, le CDR se pourvut en cassation, et l'arrêt de la Cour d'appel fut cassé un an plus tard (automne 2006).

La décision de procéder par arbitrage

Le nouveau jugement en appel aurait-il donné raison au CDR, et donc à l'Etat ? On ne saurait l'affirmer, mais cela eut été logique. Il est donc tout à fait curieux de voir l'Etat, en octobre 2007, donc un an après avoir gagné en cassation, renoncer à la procédure judiciaire en cours pour nommer une commission d'arbitrage. La raison alléguée par Christine Lagarde – en finir rapidement avec cette affaire – est peu convaincante. On ne voit guère qu'une explication plausible : entre temps, l'Elysée, Matignon et Bercy avaient changé de locataires ; c'était l'époque de la  rupture .

Ce fut aussi un nouveau venu à la tête de l'EPFR, Bernard Scemama, nommé le 15 septembre 2007, qui dut exécuter l'ordre, présenté comme une  décision du gouvernement , que lui donna Stéphane Richard, le directeur de cabinet de la ministre de l'économie[2]. Ce haut fonctionnaire précise qu'il apprit plus tard que l'un des trois arbitres choisis avait des liens avec Tapie.

Le curieux déroulement de l'arbitrage

Cet arbitrage se déroula de façon assez curieuse, puisque les 45 millions de préjudice moral (portés à 63 millions par le jeu des intérêts légaux) auraient été subrepticement ajoutés en tout ou en partie à la somme prévue dans une première mouture du compromis d'arbitrage. Subrepticement, ou du moins assez discrètement pour que l'avocat de Christine Lagarde puisse soutenir que l'ancienne ministre de l'économie n'avait pas connaissance de ce changement [3]. Admettons que cela soit exact : que penser d'un grand argentier qui, après avoir exigé une procédure d'arbitrage au lieu de laisser la justice remplir sa fonction, s'en désintéresse au point de ne pas remarquer que le coût de l'opération pour le contribuable a finalement été augmenté de plusieurs dizaines de millions ?

On comprend donc que le procureur général près la Cour de cassation ait saisi la commission des requêtes de la Cour de justice de la République (CJR). Celle-ci a mis plusieurs mois à prendre sa décision, mais elle a le 4 août 2011  donné un avis favorable à l'ouverture d'une enquête visant l'ancienne ministre de l'économie dans le cadre de l'affaire Tapie [4]. La commission d'instruction de la CJR devrait être saisie dans les prochains jours.

Le bon sens loin de chez nous

Un arbitrage bancal au lieu d'une décision de justice, avec pour conséquence le gaspillage de l'argent du contribuable, ce n'est hélas pas un exemple isolé de mauvaise gestion. Soit par exemple l'affaire des vaccins contre la grippe H1N1, qui a alimenté le fonds de commerce des chansonniers : la commande irréfléchie de 93 millions de doses a coûté 700 millions au contribuable français. Et si l'on veut revenir aux banques dont l'Etat est actionnaire, comme le CL vers 1990, songeons à Dexia, issue du Crédit local de France, c'est-à-dire de la Caisse des dépôts, dans lequel l'Etat français conserve une participation, et dont la majorité est détenue, au total, par des organismes publics ou semi-publics français et belges[5] : d'une part cet établissement a été au premier rang pour les opérations spéculatives qui ont contribué à la crise financière de 2007 - 2008, et il y a laissé beaucoup de plumes ; d'autre part il a distribué aux collectivités locales une grande partie des prêts dits  structurés  qui plombent aujourd'hui leurs finances de 30 à 35 milliards d'emprunts bizarres, parmi lesquels 10 à 12 milliards sont à haut risque, selon un rapport de la Cour des comptes[6].

Mais bien souvent ce sont des mesures réglementaires dépourvues de bon sens qui pèsent sur l'activité. Un exemple : l'alourdissement des procédures requises pour obtenir une autorisation d'ouverture ou d'extension de carrière a fait passer de trois ans à plus de sept ans le délai entre la demande et la réponse[7], si bien que les sites en exploitation ne se renouvellent pas normalement, et que les granulats (la France en utilise 400 millions de tonnes par an !) risquent de faire défaut aux entreprises de travaux publics.

Prenons maintenant la règlementation du travail. Le code du travail français comporte des milliers d'articles ; son homologue suisse, quelques dizaines. Devinez dans lequel des deux pays les salariés sont les mieux traités et le chômage le plus faible ?

Inutile de prolonger la litanie. L'Etat français se mêle de trop de choses et du coup il le fait mal. Qui trop embrasse mal étreint, dit la sagesse des nations. Si l'Etat ne s'était pas mêlé de diriger des banques, la scandaleuse affaire du Crédit Lyonnais, et son appendice, l'affaire Tapie - Lagarde, n'auraient pas défrayé la chronique. Il nous faut des dirigeants compétents et honnêtes, mais il faut aussi qu'ils ne soient pas submergés de tâches secondaires, et que les administrations qu'ils dirigent ne soient pas absorbées par l'application d'une règlementation délirante.

 

Jacques Bichot, professeur émérite à l'université Lyon 3, vice-président de l'association des économistes catholiques.

 

 

[1] La privatisation partielle du CL remonte à 1999.

[2] Propos de B. Scemama publiés sur 20minutes.fr le 5 août 2011.

[3] La Croix 5 août 2011.

[4] Les Echos 5 août 2011.

[5] L'Etat français détient 5,7 % ; l'Etat Belge également, plus autant pour l'ensemble des 3 régions belges ; la CDC, bras financier de l'Etat Français, détient 17,6 % ; CNP Assurances, filiale de la CDC, détient 3 % ; enfin une Holding communale possède 14,1 %. Total 51,8 %.

[6] Les Echos du 15 juillet 2011.

[7] La Croix du 9 mai 2011.