Irak : la sale guerre de la guerre du bien
Article rédigé par Roland Hureaux, le 14 mai 2004

Entre la guerre " morale " et la torture, existe un lien intrinsèque. Que les armées de la coalition aient employé en Irak des méthodes que l’on pensait bannies des nations civilisées n’est pas autant qu’on croit en contradiction avec les objectifs moraux affichés de la guerre.

 

" Qui veut faire l’ange fait la bête. " Au contraire de ce qui paraît au premier abord, plus que toute autre, une guerre qui se veut guerre du droit ou du bien emporte le risque des pires dérives. Guerre humanitaire et torture ont un lien intrinsèque : il y a peu de chances que l’on fasse l’une sans pratiquer l’autre.

Nous ne parlons pas de la guerre juste telle que l’ont définie les scolastiques (Vitoria, Suarez), dont les conditions sont si restrictives qu’en dehors de la légitime défense, elles sont rarement réunies, en Irak moins qu’ailleurs. Nous parlons de la guerre dans laquelle s’engage une puissance avec l’intention de faire prévaloir le bien contre un ennemi supposé mauvais. Les guerres ont toujours eu un alibi moral, dira-t-on. Voire. Il n’est pas sûr que le maréchal de Saxe ait eu l’impression d’incarner à Fontenoy la guerre du bien contre le mal : il s’agit d’une dérive moderne, celle de la guerre idéologique. Toute idéologie est manichéenne : chaque camp se considère comme celui du bien.

Dès lors que l’un des belligérants justifie son combat par la morale, son adversaire est tenu pour le " méchant ", le " salaud ". Comment n’en viendrait-il pas à le considérer comme un sous-homme ? La distinction chrétienne du péché (à rejeter) et du pécheur (à respecter) n’a pas cours dans un scénario de western, elle est difficilement audible par une soldatesque peu formée aux subtilités de la casuistique. Quel que soit le caractère abominable du personnage, exhiber sous les caméras Saddam Hussein dans la posture d’une bête de bétail témoignait déjà d’une fâcheuse dérive.

L’amour de l’ennemi ne régnait certes pas dans les rangs des belligérants en 14-18, mais pour le " poilu ", l’ennemi était peut-être le Boche, le Schleu ou le Fritz, il n’était pas un rat ou un insecte nuisible, comme sans doute bien des soldats américains considèrent les Irakiens qui leur résistent – ou sont soupçonnés de le faire. La Seconde Guerre mondiale fut moins noble, surtout dans le camp de l’Axe mais elle était déjà idéologique.

Les guerres territoriales n’excluaient pas le respect de l’adversaire, les guerres idéologiques si. Les guerres civiles sont elles aussi généralement atroces : la guerre d’Algérie n’avait-elle pas en partie ce caractère, comme celles de Yougoslavie ou du Rwanda ? Mais l’idéologie transforme toute guerre en guerre civile : elle transcende les frontières et ne tient plus l’humanité que comme le champ clos d’une guerre du bien contre le mal. Transgressant les frontières, la guerre humanitaire sera aussi prompte à transgresser le droit de la guerre : l’ouverture du centre de détention de Guantanamo n’avait pas d’autre signification.

À la différence d’autres peuples, les États-Unis, nous dit Henry Kissinger (1) sont incapables de faire la guerre sans une forte motivation morale. Sur les photos-souvenir de la prison d’Abou Ghraib, ce n’est pas une autre guerre que les Américains ont découverte, c’est leur guerre.

Roland Hureaux est essayiste. Dernier ouvrage paru : Les Nouveaux Féodaux (Gallimard, 2004).

(1) Henry Kissinger, Diplomatie, Fayard 1996

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