Immigration, solidarité, réalités : "I have a dream"
Article rédigé par Yves Meaudre*, le 19 mai 2006

"J'aimerais que mon pays..." Dans le forum de La Croix du 10 mai, le père Jacques Turck, directeur du Service national pour les questions familiales et sociales de la Conférence des évêques de France, a fait un rêve.

Sans doute, "l'agneau dormira dans les pattes du lion, le petit enfant saisira le serpent avec la main, le tigre broutera l'herbe aux côtés de la génisse, l'eau et le miel couleront en abondance"... "I have a dream", et celui du père Turck est splendide : "Aucun territoire n'est la propriété privée d'un peuple mais participe, par ce qu'il est, au bien commun de la terre entière."

Merci au prêtre de nous faire rêver. Mais qu'on me pardonne cette impertinence : est-ce son rôle ? J'attendais de lui une invitation à me convertir pour rejoindre le Seigneur. Qu'il n'en doute pas : le fruit de cette évangélisation participerait au bien commun. C'est sa mission. Mais dirigeant d'une ONG sans cesse plongée dans l'enfer des migrations, je dois lui dire que son rêve l'égare.

"Il est temps de saisir l'ensemble des Français pour qu'ils réalisent le caractère irréversible de ce courant de l'histoire [l'immigration], écrit-il, avant de brosser l'idéal mondialisé d'une société ouverte, généreuse, solidaire. Le prêtre conclut en appelant à "un combat plus réaliste et plus noble que d'arguer sur les impossibilités de notre pays à assumer toutes les misères du monde, en faisant fi de la générosité dont notre peuple témoigne depuis des générations et de l'amitié vécue dans les quartiers, les lycées, les universités et les Églises où le vivre ensemble est plus fort que certains actes de barbarie que l'on se plaît à nous montrer."

Puisque le père Turck évoque l'histoire, parlons-en (sans évoquer son "caractère irréversible", sur lequel les amoureux de la liberté auraient beaucoup à dire).

Au cours de l'histoire donc, il y eut des périodes de paix civile et d'honnêtes mœurs où tant bien que mal, la même notion du bien et du mal était partagée par les personnes et les institutions. Entre le hussard de la République et le curé du village, il manquait la transcendance. Cependant, ils étaient en accord sur tout ce qui construisait l'enfant, les mœurs, le respect de la vérité, l'amour de la patrie, l'honneur, l'honnêteté, la fidélité dans le mariage, le respect de la vie, le goût du travail.

Plus près de nous, il y eut le temps où Robert Schuman, de Gasperi et Adenauer construisaient l'Europe sur les fondements millénaires d'une culture commune : la civilisation chrétienne (dont il reste le drapeau étoilé aux couleurs de Marie). C'était aussi le temps où cette civilisation donnait à l'Afrique un Léopold Senghor dont l'intelligence remarquable adaptait le meilleur de notre héritage aux traditions africaines.

Premières globalisations

C'est sans doute à cette époque relativement proche que nous renvoie le rêve du Père Turck. À cet âge — imparfait comme tous les âges — la France était une puissance politique et culturelle considérable. Elle rayonnait sur l'Afrique, défendant face aux deux monstres, le marxiste et le consumériste, l'identité de chaque peuple et sa particularité culturelle. Hier, à l'ONU, refusant de suivre les Américains dans une guerre absurde, comme le chant du cygne d'une époque disparue, Dominique de Villepin, avec un panache "gaullien" défendait la vocation propre de chaque nation.

La globalisation imposée par les empires ont entraîné et entraîne aujourd'hui le chaos. On l'a vu contre Bonaparte, Hitler ou Staline, les nations exigent d'exister et parfois dramatiquement. La négation des nations fait le lit des dérives nationalistes. Les Balkans nous le rappellent furieusement. On l'a vu récemment, le rêve de l'homo sovieticus, le citoyen de l'Empire, l'homme du Grand Reich et aujourd'hui celui du melting pot du village mondial, c'est beau, c'est grand...et cela débouche sur la haine et la guerre. "Les systèmes s'effondrent, disait de Gaulle, mais les peuples demeurent."

Aujourd'hui, le mythe est européen. Mais la France a dit non. Parfois avec maladresse et sous l'apparence de raisons secondes, les Français ont refusé la globalisation par l'Europe lors du dernier référendum. Un examen exigeant découvre que nos compatriotes ont voulu préserver l'être de leur nation et récusé l'abandon de leur liberté politique. Ils ont voulu se réapproprier leur patrimoine culturel, spirituel et l'intuition d'un art politique transmis par leurs pères. Dans le même esprit, de façon presque unanime (80% !), ce même peuple français plébiscite la loi sur l'immigration présentée par le ministre de l'Intérieur.

Quel bonheur ?

Ces deux faits politiques — non au projet de Constitution européenne, oui à une tentative de contrôle plus strict de l'immigration — révèlent la distance qui sépare désormais une partie du clergé et le ressenti d'un peuple. L'épaisseur des préoccupations objectives d'une famille d'Asnières du quartier des Mourinoux (Hauts-de-Seine) échappe aux spéculations généreuses d'un ecclésiastique qui rêve d'un monde meilleur.

C'est si fort que le 28 avril sur Radio Notre-Dame, Mgr de Berranger, qui, lui vit à l'évêché de la ville de Saint-Denis, a cru pouvoir identifier les Français qui soutiennent le projet Sarkozy à ceux qui vivent dans les beaux quartiers : "Que ces gens viennent voir le bonheur des populations françaises à vivre au milieu des populations immigrées." Comment expliquer, alors, demande le journaliste, que les scores les plus considérables du Front national se situent dans votre diocèse ? Dialogue de sourds.

Car le Français qui est père projette l'avenir de son enfant à travers l'avenir de son pays. Sans doute un théoricien désintéressé peut-il invoquer les droits de l'homme. Multiplier les discours sociaux, s'épuiser même dans l'assistance sociale des miséreux. Mais pas sans assimiler ce que des parents vivent dans leur chair — pour leurs enfants.

 

"Je ne veux pas que mon enfant soit géré par la charia" me confesse avec ses mots la mère de Priscilla, d'origine sri-lankaise. Elle n'hésite pas à me dire qu'elle a fait un choix "incorrect" aux élections présidentielles. On est assez loin des propos de Vincent Cassel en smoking sur les marches du palais du festival de Cannes dénonçant la loi Sarkozy : "C'est un luxe d'avoir 177 nationalités dans le même quartier pour voyager sans franchir les frontières !" Certes. L'homme qui s'est enrichi grâce à La Haine habite-t-il Villeneuve-la-Garenne dans la barre de l'avenue Saint-Exupéry ? J'en doute.

De quel droit ?

Car telle est la profonde question qui se profile derrière le problème de l'immigration. "L'immigration issue des pays musulmans mérite une réflexion spécifique, vient de dire Benoît XVI, non seulement en raison de l'importance quantitative du phénomène, mais surtout parce que l'islam a une identité caractéristique, aussi bien d'un point de vue religieux que d'un point de vue culturel." C'est Priscilla qui peut se demander : "Que va-t-il rester de cette culture — sans doute fatiguée — où j'ai pu vivre librement ?" Vrai ou faux ? Est-ce le fruit de phantasmes entretenus ou une réalité ? Il suffit pour cela qu'une jeune fille française se rende dans une piscine de Roubaix pour comprendre qu'un autre monde s'est installé. Richesse d'un monde sans frontières ? Mais c'est un nouveau droit qui se substitue à l'usage commun, un droit qui déroge au droit national notamment sur l'égalité des sexes. Demandez aux juristes des organisations professionnelles de la métallurgie. Leur travail consiste à résister aux empiètements d'un nouveau droit du travail qui s'impose dans toutes les entreprises.

Qui restent dans ces 1100 banlieues " sensibles " ? Les personnes pauvres qui ne peuvent quitter leur quartier, faut de moyens. C'est leur rêve à elles. "Il ne fait pas bon d'être "un faible"" rappelle le responsable du Rocher-83. La dhimitude existe de fait. Pourquoi ? Parce que le droit n'existe plus. Une autre société où la relation se fonde sur des rapports de force prédomine et définit les hiérarchies. Les jeunes de banlieue le savent et s'organisent dans une société de type féodal dans le meilleur des cas, de type mafieux pour être plus proche de la vérité. "Si je ne suis pas le plus méchant en classe, je serai méprisé et serai le souffre-douleur" me confie Ibrahim.

On pourrait dérouler les dysfonctionnements innombrables d'une société où la loi est remplacée par l'autorité de la violence. Dans une même rue, une baguette de pain peut s'acheter du simple au double. Tel paie ses taxes et déclare ses salariés, l'autre encaisse les dividendes sociaux de sa "famille nombreuse" ! Un médecin d'un CHU de banlieue découvre dans un lit prévu pour une cancéreuse un moribond arrivé du Ghana, la nuit en toute illégalité. Le prix du lit a été négocié par des passeurs... à leur seul profit. Le directeur d'un foyer de jeunes fait payer en Asie à sa famille les inscriptions dans les universités françaises au prix d'une grande école, avec la complicité naïve d'un ecclésiastique. Le directeur est un mafieux sous haute surveillance des RG (j'ai entre les mains la copie des certificats d'hébergement), etc.

Mettre de l'ordre

Très honnêtement, la longue expérience d'Enfants du Mékong dans les banlieues dites "sensibles" et en vertu de la légitimité acquise par les services rendus de nombreuses associations amies en prise avec des problèmes concrets, nous ne pouvons qu'être d'accord avec le projet de loi Sarkozy, un projet d'ailleurs timide sur bien des points. Nous avons, nous mêmes, imposé une discipline aux candidats qui veulent étudier ou travailler en France. Des auditions dans les pays d'origine, des examens pour évaluer leur capacité à s'insérer dans un système éducatif sont devenus systématiques. Et l'obligation de rentrer au pays pour redonner ce qu'ils ont reçu fait l'objet d'un contrat. Mais à trente-huit ans, suivre un cursus de sociologie à la Catho est-ce vraiment nécessaire ?

S'il s'agit de faire de l'aide sociale, faisons-la sur place. Ce serait pourtant simple et beaucoup moins coûteux. Proposons une coopération privilégiée entre un pays du Nord et un pays du Sud sur la durée d'une génération (vingt-cinq ans) et sur la base d'un cahier des charges cosigné par les deux partenaires. Le premier s'engagerait à former l'élite médicale, administrative, technique et militaire, et à rétablir les infrastructures. Que ce plan soit cautionné par l'OUA pour l'Afrique. Qu'un audit à dates régulières soit mené par des experts internationaux. Cela garantirait l'obligation des États à coopérer pour le bien des peuples. On éviterait ainsi le phénomène "Papa-m'a-dit" et l'alimentation des caisses noires des partis politiques ainsi que les comptes bancaires pharamineux des potentats locaux en Suisse.

Mettre de l'ordre, se donner les moyens par la loi d'imposer le droit relève du bon sens. La terrifiante réalité des migrants innocents tués dans l'enfer des quartiers interdits, sans que cela n'émeuve plus que cela l'opinion publique, rappelle que la politique n'est pas l'objet d'un rêve d'un monde virtuel. C'est la prise en compte d'une réalité souvent très dure que le respect du droit humanise. Et le droit doit s'imposer à tous. La politique est vraiment l'affaire des pères.

Malheur à la ville dont le prince est un innocent...

*Yves Meaudre est directeur général des "Enfants du Mékong" - association d'aide à l'enfance du Sud-Est asiatique, Grand prix des droits de l'homme de la République française. A publié : France, terre d'exil (Fayard).

Pour en savoir plus :

■ Notre dossier :Immigration, ce que dit l'Église

■ Immigration : entre obligations morales et contingence politique

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