Article rédigé par Jacques Bichot*, le 28 avril 2006
Le projet de loi Sarkozy n'est pas une très bonne loi, d'accord. On aimerait que, sur un sujet aussi important, soit présentée une étude d'impact et de faisabilité. On aimerait que, sur un sujet aussi complexe, un document d'accompagnement explique clairement les démarches qui sont attendues des candidats à l'immigration.
Mais depuis quand la République française fait-elle de bonnes lois ? En quelles occasions les services effectuent-ils les travaux de préparation et d'explication qui devraient leur incomber ? À l'aulne de l'excellence, l'immense majorité de notre production législative devrait être refusée. Alors, faut-il avoir deux poids, deux mesures, condamner le projet Sarkozy en vertu d'exigences que nous n'avons pas pour les autres textes ?
En fait, les opposants au projet ne s'émeuvent pas de sa médiocrité : ce qu'ils veulent, c'est le droit pour tout étranger de s'installer en France et d'y bénéficier d'un bon accueil. Les restrictions à l'immigration sont par nature inacceptables aux yeux des porte-parole de divers mouvements, et de certains membres de la hiérarchie catholique. Ils y voient des atteintes à la dignité des personnes, au droit de vivre en famille, etc. Leurs inquiétudes sont en partie fondées : il est vrai que nous nous occupons mal des immigrés ; il est vrai que nos règlements et les insuffisances des services chargés de leur application aggravent des situations individuelles déjà passablement catastrophiques. Mais ce que disait Michel Rocard est vrai également : la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
Baguette magique
En écoutant des représentants du Cimade, du CCFD, du Secours catholique, d'organisations qui s'occupent de la santé des laissés-pour-compte, etc., j'ai été frappé par ceci : d'un côté, ils avaient quantité d'exemples dramatiques montrant que nos services sont débordés et mal préparés à l'accueil d'immigrés nombreux et pauvres ; de l'autre, ils réclamaient avec véhémence qu'on autorise beaucoup plus de personnes à venir frapper à la porte des dits services. Comme si, par un coup de baguette magique, ce que nous ne savons pas faire correctement pour un flux annuel de 200.000 personnes, nous serions capables de le faire mieux pour 400.000 ! Cet État dont ils stigmatisent (comme moi) l'insuffisante efficacité, ils semblent le croire capable de faire des merveilles pour peu qu'il soit confronté à des problèmes encore plus insolubles...
Il y a une chose exacte dans ces reproches : les services dépensent une énergie formidable à essayer, souvent en vain, de faire respecter certaines règles. Une personne en situation irrégulière qui n'a pas de documents d'identité de son pays d'origine met l'administration devant un problème très difficile : interroger l'ambassade du pays dont elle dit être originaire pour savoir si tel est bien le cas, afin de l'y renvoyer si elle n'obtient pas le droit d'asile. Si la France disait systématiquement : " Peu importe d'où vous venez, peu importe les raisons de votre venue, vous êtes ici chez vous ", moins de personnes détruiraient leurs papiers, et nos services auraient moins de casse-tête à résoudre : ils pourraient consacrer à l'intégration l'énergie qu'ils dépensent à lutter contre l'immigration illégale.
Mais que se passerait-il ensuite ? La France aurait encore davantage la réputation d'être un pays où l'on peut s'installer facilement. Elle attirerait encore plus de candidats. Les flux d'entrée grossiraient. Et de plus en plus de territoires seraient confrontés à la situation qui est celle de Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane, ou de Mayotte, que décrit bien le récent rapport du sénateur Buffet sur l'immigration irrégulière : des écoles débordées, des hôpitaux submergés, et des populations autochtones furieuses, avec un risque sérieux de conflagration. Le constat rocardien est hélas incontournable : la France ne peut pas accueillir tous ceux qui aimeraient venir y vivre. Nous le voudrions, parce que nous sommes comme le Bon Samaritain, sensibles à la douleur de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants ; mais imaginons qu'il n'y ait pas eu UN blessé sur le bord du chemin, mais CENT : comment être le prochain d'une foule en détresse ? Ni l'administration française, ni le pays dans son ensemble, ne savent réaliser la multiplication des pains.
Doit-on rendre la charité obligatoire ?
C'est d'autant plus vrai que, dans un État laïque, on voit mal le gouvernement imposer à la population un devoir de charité universelle. Chacun peut, s'il le veut, donner la moitié de son revenu pour le tiers-monde : des ONG essayeront (ce n'est pas simple) de faire bon usage de ces dons. En revanche, l'État n'a pas à obliger les citoyens à tous agir comme saint Martin. Certains chrétiens rêvent probablement d'une cité de Dieu où la charité serait obligatoire, basée sur l'impôt et la redistribution publique. Je ne crois pas que ce fut le rêve de Jésus, qui disait : "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu." Il n'a pas obligé le jeune homme riche à vendre ses biens, il le lui a proposé. Que les pasteurs exhortent les fidèles à donner des milliards d'euros, via des ONG ou directement, aux personnes du tiers-monde qui fuient la misère, la corruption, la gabegie et la violence, c'est leur rôle. Qu'ils réprimandent les pouvoirs publics parce qu'ils ne veulent pas imposer au contribuable plus de dépenses [1], et à la population davantage de désagréments, c'est une autre paire de manches.
Nous touchons là quelque chose d'essentiel : les chrétiens doivent-ils s'efforcer de rendre la charité obligatoire ? Doivent-ils utiliser la loi pour contraindre leurs concitoyens à se montrer généreux ? Ou bien doivent-ils simplement leur dire qu'on se sent mieux avec un cœur de chair qu'avec un cœur de pierre, et témoigner qu'il existe un être capable de transformer les cœurs de pierre en cœurs de chair ?
Rappelons enfin qu'en politique la seule manière de ne pas se salir les mains est de ne pas en avoir. Dès lors qu'il est impossible de répondre positivement à tous ceux qui voudraient venir s'installer en France, comment dissuader des millions de candidats ? Croit-on que, si l'on déroule le tapis rouge à leur arrivée, ils vont pratiquer l'autocensure de leur désir ? Il est inévitable que la limitation du flux immigrant se traduise par des courses d'obstacles, des difficultés, des souffrances : on ne sait pas faire autrement. Si des prélats le savent, qu'ils le disent : ils susciteront le plus vif intérêt ! Mais j'ai un doute. Regardons la façon dont procèdent certains d'entre eux, décidés à limiter le nombre d'associations de fidèles : ils sélectionnent parmi les nouvelles associations certaines qu'ils accueillent bien et maintiennent les autres dans la précarité, dans un état de sans papiers, pour, disent-ils, qu'elles fassent leurs preuves. Diocèse ou Etat, les méthodes de limitation des entrées se ressemblent.
* Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon 3), membre de l'association des économistes catholiques.
Note[1] Selon mes calculs, les immigrés du tiers-monde coûtent aux finances publiques françaises environ 24 milliards d'euros de plus qu'ils ne leur rapportent. Voir à ce sujet mon article "L'immigration : coûts directs et indirects", Revue de l'Institut de géopolitique des populations, n° 14, 1er trimestre 2006. L'essentiel de cette étude est disponible sur le site de l'Institut Thomas-More (www.institut-thomas-more.org) sous le titre "Immigration : quel coût pour les finances publiques ?"
Pour en savoir plus :
■ Jacques Bichot : "Le projet de loi Sarkozy est-il inacceptable pour un chrétien ?" Décryptage, 7 avril 2006
■ L'appel des associations chrétiennes "Ne transigeons pas avec le droit de l'étranger"
■ Notre dossier Immigration, ce que dit l'Eglise et le projet de loi Sarkozy
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