Article rédigé par Hélène Bodenez*, le 16 mars 2007
Chanter son pays natal, et plus spécialement la France, n'est pas donné à tout le monde. Nos plus grands poètes s'y sont essayés avec bonheur et quiconque voudrait s'emparer d'un tel thème d'inspiration s'engage à devoir soutenir une concurrence quasi intenable.
Chacun se souvient de la ballade d'une nostalgie plaisante de Charles d'Orléans, exilé en Angleterre : En regardant vers le pays de France,
un jour m'advint, à Douvres sur la mer
qu'il me souvint du doux plaisir
que je trouvais dans ce pays. Dans ses Tragiques, Agrippa d'Aubigné, soldat poète essentiel du XVIe siècle, témoin engagé du déchirement des catholiques et des protestants avait, quant à lui, peint , dans une allégorie saisissante, la France en une mère affligée . Deux bessons se déchiraient son sein. Le passage se terminait par une imprécation terrible où, aux abois de sa proche ruine , la France-mère lançait à ses deux fils ennemis : Vous avez félons ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a portés ;
Or, vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture. Puisse à jamais rester vaine cette malédiction horrible.
Je vous salue ma France
Plus proche de nous, Aragon avait su, dans un contexte d'effroyable guerre également, faire vibrer la fibre profonde qui lie chaque âme à la terre natale : Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle
Jamais trop mon tourment mon amour jamais trop
Ma France mon ancienne et nouvelle querelle
Sol semé de héros ciel plein de passereaux. Le temps de notre terrible tragédie n'est certes plus, heureusement, mais il n'est pas inutile cependant d'écouter avec un soin tout particulier les chanteurs modernes se saisissant à nouveau de ce thème lyrique, aussi vieux que la naissance de la nation, aussi vieux que la poésie elle-même. Jacques Brel, bien sûr, fut l'un de ceux qui a porté à son zénith la rencontre de la chanson, ce que d'aucuns considèrent à tort comme un genre mineur, et de ce sentiment universellement partagé, l'attachement à la mère patrie, en l'espèce la Belgique. Les paroles, accompagnées d'arpèges nus d'une guitare triste, s'égayent, toujours là, dans notre souvenir : Avec le fil des jours pour unique voyage
Et des chemins de pluie pour unique bonsoir
Avec le vent d'ouest écoutez-le vouloir
Le plat pays qui est le mien. Échec à la France confisquée
Mais au lendemain des Victoires de la musique, je veux m'arrêter pourtant sur le refrain tellement entendu de notre troubadour belge, Le plat pays qui est le mien, pour le comparer à la stridence insupportable d'un autre refrain, hurlé celui-là aujourd'hui sur toutes les ondes : Ma France à moi ! Quelle humilité, quelle sobriété...Quel contraste avec la vocifération haineuse d'une chanteuse à la mode, Diam's pour la nommer, tellement appréciée des jeunes, mais très justement écartée des Victoires malgré ses cinq nominations et ses centaines de milliers d'albums vendus. D'un côté, l'acceptation de principe du pays tel qu'il est, jusqu'à sa platitude mortifère, mais la reconnaissance essentielle de sa priorité ; de l'autre la possession individualiste, la revendication de jouissance d'un choix aussi égoïste qu'extrême, l'anathème et le mépris : C'est pas ma France à moi cette France profonde , cette France hypocrite celle qui vénère Sarko , intolérante et gênante .
Comment ne pas remarquer l'emploi très différemment employé de la première personne du singulier ici, essentiel à toute expression d'un sentiment personnel ? Dans le refrain de Jacques Brel, le mien en point d'orgue de chaque strophe, véritable litanie, renvoie à une possession affectueuse et presque caressante, priante même, arrivant comme en second, tout relatif au plat pays nommé, quant à lui, en premier. Dans le refrain de Diam's, le ma relayé par un à moi pénible et martelé dans une affirmation obsessionnelle — dont la correction de langue sera laissée à l'appréciation de chacun — relève assurément du hold-up. La révérence de Jacques Brel tranche, c'est peu de le dire, avec la vindicte de Diam's qui phagocyte une France qui n'en peut mais... de l'écouter.
Car c'est l'idée affichée de son clip video également — largement empruntée d'ailleurs à une publicité pour Europe1, mais passons. Comment échapper à la chanson Ma France à moi ? Impossible, elle s'élève le matin à sept heures par votre radio réveil, continue sa course par tous les transistors ou auto radio des travailleurs, peintres et garagistes, par tous les baladeurs scotchés aux oreilles des jeunes, par tous les i-pods, par tous les écrans alignés d'un magasin de télévision. Celui qui voudrait échapper au tub se retrouve assommé par sa force de rouleau compresseur. Et Diam's elle-même, en débardeur noir, enfonçant ses yeux non moins noirs dans tous les yeux des spectateurs, finit par vous cracher à la figure ce respect qu'elle exige comme un droit, au lieu de le faire naître. Elle le clame, elle le crie, vous n'échapperez pas à sa rage.
Oserais-je également préférer à Diam's le sulfureux Polnareff avec sa simple Lettre à France ? Exilé aux États-Unis, n'avait-il pas bien saisi, et pour une fois loin de toute provocation, ce silence au fond de [lui] , celui que fait naître le mal véritable de la nostalgie. Depuis que je suis loin de toi, je suis comme loin de moi , avoue-t-il. Loin de lui là-bas, il vit en chimérique . Contrairement à Diam's, il pense à France tout bas .
L'aède de Saint-Denis
Bien intéressante, en définitive, l'attitude sereine et empreinte de dignité de Grand Corps Malade, l'un de ces poètes d'une brigade d'un nouveau genre, et qui vont prendre leur tour , sans en demander l'autorisation. Blessé au midi de sa vie, Fabien Marsaud pourrait apprendre à notre jeunesse ce qu'il en coûte de rester en vie et d'avoir en définitive plus de santé que toute une génération de garçons et de filles désabusés et dépressifs. La canne anglaise, qu'il traîne partout, construit son style essentiel et fort, elle est à l'évidence l'encre dynamique de son écriture. Pas de mélancolie, pas de rancœur haineuse, mais une formidable envie de vivre jusqu'à la truculence, une formidable envie de croire aux promesses d'un jour [qui] se lève , aux départs des trains qui ressemblent aux histoires d'amour. J' voudrais faire un slam pour une grande dame que j'connais depuis tout petit
J' voudrais faire un slam pour celle qui voit ma vieille canne du lundi au samedi
J' voudrais faire un slam pour une vieille femme dans laquelle j'ai grandi
j' voudrais faire un slam pour cette banlieue nord de Paname qu'on appelle Saint-Denis. Le slam retrouve un quelque chose de l'antique chant poétique. Son aède dit. Les mots s'élèvent. La musique court à part. Brièvement. En quelque trois minutes de phrasés. Entre slam a capella et textes en musique , Grand Corps Malade crée un hymne prosaïque à Dame Saint-Denis, toute vibrante de l'histoire de France — comme d'autres ont su chanter leur ville, Nougaro, Toulouse, Supervielle, Marseille. Sans prétention. L'art s'empare de toute culture, métamorphose, on le sait depuis Baudelaire, n'importe quel mal et, résultat d'une alchimie énigmatique, peut faire surgir d'une improbable beauté des banlieues, des lettres de noblesse insoupçonnées, celles de la vie elle-même.
En ce soir des Victoires, deux statuettes viennent récompenser le parcours simple et rare de Grand Corps Malade, odyssée d'un nouveau monde à connaître.
Puisque cette France-là se laisse connaître, se laisse aimer...
* Hélène Bodenez est professeur de lettres au lycée Saint-Louis-de-Gonzague (Paris).
■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage
■