Article rédigé par Jacques Bichot*, le 04 décembre 2009
Tu accoucheras dans la douleur : l'antique malédiction, grâce aux progrès de la médecine, pèse moins lourdement sur les femmes. Mais voilà que 40 % des accoucheurs — les médecins libéraux — s'y trouvent soumis. Excédés par la mauvaise foi et l'incompétence des pouvoirs publics, ces gynécologues obstétriciens libéraux (GOL) en sont arrivés à déclencher un mouvement contre-nature, une sorte de grève des accouchements [1] : c'est l'équivalent du monitoring qui s'affole pendant le travail de la parturiente, révélant une souffrance fœtale aiguë.
Hélas ! les Diafoirus présents en salle d'accouchement, au lieu de faire les gestes requis, tergiversent et prodiguent... de bonnes paroles.
De quoi souffrent les GOL ? D'un risque de ruine. Une erreur de jugement, un geste mal contrôlé – que celui qui n'en commet jamais leur jette la première pierre – débouche, peut-être une fois sur mille, sur une catastrophe : mort du bébé ou de sa mère, séquelles neurologiques graves, etc. Lorsqu'un praticien hospitalier est responsable d'un tel accident médical, les indemnisations sont à la charge de son établissement. Un GOL, lui, est personnellement redevable des sommes que fixe le tribunal. Il a souscrit une assurance responsabilité civile professionnelle, mais celle-ci comporte un plafond. Si l'indemnité (fixée souvent vingt ans plus tard, après consolidation , donc selon des normes aujourd'hui inconnues) crève ce plafond, le GOL peut en être de sa poche pour plusieurs millions – une somme qui dépasse sensiblement son patrimoine.
Un effet de l'arrêt Perruche
Les GOL courent donc un risque de ruine. La probabilité est faible, mais l'enjeu est énorme. Les GOL sont confrontés à un pari pascalien à l'envers : de même qu'une toute petite probabilité de salut suffit pour qu'il soit rationnel de miser sur Dieu, bien infini, de même une toute petite probabilité de ruine suffit pour qu'il soit rationnel d'abandonner la pratique qui en est la cause. De fait, des dizaines de GOL arrêtent chaque année de pratiquer des accouchements, pour se limiter à la seule gynécologie. Quant aux jeunes, ils choisissent l'hôpital ou une autre spécialité. On est descendu en quelques années de 1500 à 1200 GOL ; le pourcentage des accouchements réalisés en clinique ne cesse de décroître. L'exercice libéral de l'obstétrique est en voie de disparition.
Ce phénomène a été déclenché par l'arrêt Perruche, en l'an 2000. Les lois Kouchner puis About, en 2002, ont limité les dégâts, sans colmater la brèche : les assureurs cherchant à se désengager de la couverture de ce risque visiblement non probabilisable [2], donc ne relevant pas de leur compétence, il fallut les réquisitionner ! En 2006, un nouvel arrêt mit en évidence l'incompatibilité de certaines dispositions de la loi Kouchner avec les normes européennes – et donc, subsidiairement, l'amateurisme du législateur français. Il en résulta un nouveau mouvement de retrait des assureurs. Dans le climat de sous-estimation des risques qui s'instaurait alors au niveau mondial, et qui déboucha sur la crise que l'on sait, des compagnies étrangères se substituèrent à eux, attirées par des tarifs élevés, sans que cela résolve le problème des obstétriciens : le risque de ruine.
Des promesses non tenues
Menacés d'une grève des accouchements [3] au mois d'août de cette année, les pouvoirs publics firent des promesses au Syngof, le syndicat des GOL. La plus importante était la prise en charge par la Sécurité sociale de la partie des sinistres dépassant le plafond des assurances privées. Cette disposition aurait dû figurer dans la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2010. Ce n'a pas été fait, sauf pour un cas très particulier. D'où la colère des GOL, qui voient leur probabilité de ruine diminuée, mais non pas abolie, et donc ont à nouveau récemment fait grève.
Le gâchis est important. Les maternités hospitalières sont débordées ; elles manquent de locaux, d'équipements et de personnel qualifié, alors que des services privés équivalents sont sous-utilisés, et que des GOL parfaitement compétents cessent de s'occuper des parturientes. Le risque de voir baisser la qualité moyenne du service obstétrical est réel. Quant aux finances de la Sécurité sociale, leur déficit est majoré de plusieurs millions chaque année :
- Un accouchement en clinique revient, à difficulté égale, sensiblement moins cher qu'à l'hôpital. Favoriser la solution la plus dispendieuse, voilà un bon moyen de restaurer l'équilibre des finances sociales !
- La couverture par les assureurs, dont les tarifs sont exorbitants puisqu'ils ne peuvent pas mesurer le risque qu'ils prennent en charge, appauvrit les GOL, mais surtout coûte très cher à la sécurité sociale ; celle-ci aurait tout intérêt à être son propre assureur, comme l'ont compris bon nombre des grandes structures hospitalières.
Cerise sur ce gâteau à la sottise : l'argument des cabinets ministériels pour rester attachés à l'intervention des assureurs est que ce gouvernement est libéral, donc attaché au secteur privé. C'est ainsi au nom du libéralisme que l'on euthanasie l'exercice libéral de l'obstétrique ! Gribouille, qui sautait dans le lac pour ne pas être mouillé par la pluie, a trouvé son maître...
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon III.
[1] Ce mouvement a pour but d'obliger les préfets à réquisitionner les GOL ; ceux-ci, pour la plupart, continuent donc à s'occuper des femmes en couche – mais, hélas, beaucoup d'entre elles s'inquiètent.
[2] Je l'ai démontré dans un article paru en janvier 2007 dans la Revue de Droit sanitaire et social.
[3] Que les jeunes femmes sur le point d'accoucher et ayant réservé leur place dans une clinique ne s'affolent pas : la grève des GOL est en quelque sorte symbolique, car la plupart sont réquisitionnés par arrêtés préfectoraux.
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