Article rédigé par Thierry Giaccardi, le 18 août 2006
Dans son Discours sur la guerre, André Glucksmann écrit que "la guerre n'a pas de sens, elle a une fonction. Par elle, les individualités historiques (peuples, cultures) et les personnes (consciences) communiquent.
Elle n'est pas une forme entre d'autres des contacts que peuvent nouer des êtres pensants, elle est la forme mère, la structure de toute communication" [1]. Cette réflexion de type hégélien, bien que stimulante, ne peut qu'être rejetée par la pensée chrétienne se penchant sur le phénomène de la guerre. Elle est du reste l'illustration classique de cette "éthique païenne" ("pagan ethos")dont parle George Weigel dans son essai magistral, Lucidité morale en temps de guerre [2], à propos d'un livre de Robert Kaplan, La Stratégie du guerrier [3].
À la suite de la lecture de ce dernier ouvrage, Weigel relève dans cette éthique son "sens tragique de la vie" et du coup l'idée de "l'omniprésence, en fait du caractère inévitable du conflit". Elle enseignerait aussi un "concept héroïque de l'histoire". Mais surtout, elle prendrait soin d'éviter tout "moralisme" que Kaplan "identifie à une moralité d'intentions, indifférente aux conséquences non anticipées ou ignorées" (page 2/11).
2000 ans d'expériences
Or Weigel nous rappelle fort à propos dans l'introduction que "rien d'humain ne se déroule en dehors ou au-delà de la raison morale. Chaque action humaine a lieu dans les limites du jugement moral". Cette vérité est fondamentale, elle n'en est pas moins souvent oubliée dans le monde moderne. Ce n'est guère surprenant : elle est intrinsèquement liée à une vision-du-monde, même si ce monde se déchire devant soi. La vision du moderne incroyant, athée ou agnostique, lui donne le vertige et le renvoie à un sentiment de l'absurde, voire de désespoir : malgré ses innombrables connaissances profanes, le moderne incroyant est un être chancelant, dès lors qu'il doit répondre aux grandes questions que se pose l'humanité souffrante, car il marche sur un vide spirituel. En revanche, la vision du chrétien, observant la tourmente de la vie, ne se trouble guère, et les fondements de son être au monde restent solides, car elle est d'abord une vision-de-la-Création-divine. Son intelligence des phénomènes du monde est ainsi informée, au sens de recevoir une forme, une structure justement, par la Révélation et son intimité avec Dieu, sans oublier, pour le catholique, par l'enseignement de l'Église.
Le catholique s'appuie en effet sur plus de deux millénaires d'expériences, fait proprement unique dans le monde moderne. Confronté au phénomène de la guerre, il peut ainsi bénéficier des lumières des Pères de l'Église, et plus généralement, d'un témoignage de tous les instants, depuis vingt siècles, des peines et des joies de l'homme par ses serviteurs les plus inspirés, au premier chef le Saint-Père. C'est ainsi que cette tradition richissime permet au catholique de ne pas vaciller devant les images éprouvantes de guerre, lesquelles suscitent à juste titre l'indignation et provoquent des mouvements de sympathie, surtout pour les victimes civiles. Mais le temps de la prière ne doit pas exclure le temps de la réflexion. Toutes deux renvoient cependant à une dimension fondamentale de l'existence pour le chrétien : la lutte entre le bien et le mal.
La tradition de la guerre juste
D'où le fait notable que Weigel, dans Lucidité morale, n'hésite pas à solliciter saint Augustin dont il fait remonter la tradition de la guerre juste. Cette tradition, propre à l'Église, permet d'éviter le silence moral ("moral muteness") lorsqu'il s'agit de réfléchir en termes moraux sur ce phénomène extrême, mais non hors limite comme nous l'avons vu (aussi bien dans la prise de décision que dans la conduite de la guerre). Weigel s'est penché lui-même sur ce phénomène depuis plus d'une vingtaine d'années [4] mais sa réflexion s'est sans doute enrichie et a pris un tour plus grave après les attentats du 11 septembre, avec la conviction que le monde libre, l'Occident chrétien, devrait livrer à l'avenir des guerres non seulement aux organisations terroristes mais aussi aux États voyous ("rogue States") lesquels bénéficient dorénavant d'armes sophistiquées, voire d'armes de destruction massive. C'est une des réalités, sinistres, du village planétaire : nous sommes tous potentiellement des cibles, on peut même y voir un effet pervers de la mondialisation (attentats de Londres, Madrid, New York, Paris, Bali, Ryad, sans oublier les enfants de Baslan).
Si l'essai de Weigel est destiné avant tout à des lecteurs américains il s'adresse néanmoins à tous les catholiques du monde dans la mesure où il est d'abord une réflexion catholique sur la guerre. Dans un monde lourd de menaces, il importe de "penser avec rigueur morale les réalités menaçantes du monde d'aujourd'hui" d'où l'importance de la tradition de la guerre juste qui pose comme principe premier que nous sommes dans l'obligation morale de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour éliminer le mal. Ce qui veut dire, selon Weigel, "qu'il y a des moments où faire la guerre est moralement nécessaire afin de défendre l'innocent et de promouvoir les conditions minimales d'un ordre international".
Cette tradition, bien qu'elle lui soit très antérieure, n'en présente pas moins des points de convergence avec celle de Clausewitz, notamment dans les relations qu'elle établit entre la guerre et la politique. Du reste, la tradition de la guerre juste doit être considérée comme appartenant de plein droit à la science de bien gouverner : car selon cette tradition, c'est précisément la fin morale qui justifie les moyens [5], y compris l'utilisation mesurée de la force armée.
À partir de là, il est important de faire la distinction entre "bellum" et "duellum" comme le rappelle si justement Weigel. La première, visant le bien commun, est justifiée, la seconde, non, car elle ne vise que des intérêts privés. Il est sans doute opportun de citer la définition que donne Weigel du "bellum" : "utilisation de la force armée à des fins publiques par des autorités publiques, lesquelles ont une obligation morale de défendre la sécurité de ceux dont elles assument la responsabilité." On pensera aussi à l'opposition entre la force et la violence.
Une catégorie morale
Par conséquent, si la guerre n'est pas "la forme mère, la structure de toute communication" elle n'est pas moins une catégorie morale. C'est ainsi qu'il faut comprendre le choix de saint Thomas de discuter de la guerre juste dans son traité sur la charité comme le rappelle incidemment Weigel [6]. C'est aussi parce qu'elle doit être considérée comme une catégorie morale que ceux qui, réfléchissant sur l'art de gouverner et partant d'une "présomption contre la violence", finissent par se tromper : ils inversent en effet la réflexion sur la guerre qu'ils vident de sa "texture morale". La véritable tradition de la guerre juste, nous rappelle Weigel "commence par définir les responsabilités morales des gouvernements, continue par la définition des fins politiques moralement défendables ; à la suite de quoi, elle s'intéresse à la question des moyens".
La manière de Weigel de présenter la tradition de la guerre juste suscitera sans doute quelques débats houleux en France d'autant qu'elle est aussi une réflexion sur les dommages collatéraux dont on sait que l'opinion publique, dans nos pays, se montre très réticente à accepter d'en courir le risque. En fait, tout ce que semble souhaiter Weigel est que nous ne trompions pas sur la nature de la tradition de la guerre juste qui est d'abord une réflexion sur l'obligation morale de ceux qui nous gouvernent non seulement de nous protéger des menaces bien réelles mais aussi d'anticiper les conflits à venir. De fait, elle est aussi une réflexion sur la paix, définie par Augustin comme une "tranquillité de l'ordre" et en des termes plus contemporains par Weigel comme la "paix d'une communauté politique dynamique et disciplinée". Cette notion de "tranquillité de l'ordre" est fondamentale si on veut bien comprendre que la paix ne peut être qu'un "ordre créé par une communauté politiquement juste soumis au régime de la loi".
La deuxième partie de l'essai est plus technique, et tout en conservant un immense intérêt, il s'applique davantage à montrer quelles considérations pratiques les démocraties occidentales peuvent tirer de ces fondements religieux et politiques : en particulier face aux attaques terroristes qui visent délibérément à s'en prendre à la paix dans le monde, ou face à ces États dont la nature du régime peut être caractérisée par le côté corrompu et agressif.
L'Occident est en guerre
Cet essai, comme bien des articles que George Weigel a publiés sur la guerre, en particulier sur la guerre en Irak, a ainsi le mérite d'aborder franchement une des grandes questions que les catholiques français seront contraints de se poser dans les années à venir, lorsqu'ils seront confrontés aux nouveaux types de guerre, comme celles qui se déroulent au Proche-Orient. Il montre de manière indiscutable que le recours à la guerre dans certaines conditions ne viole pas les principes religieux, d'autant que les nations modernes ne font la guerre que pour maintenir ou promouvoir la paix. Car la forme mère de toute communication est l'amour, comme vient de nous le rappeler avec éclat Benoît XVI, du fait même que Dieu est amour.
Ainsi donc, les chrétiens, homme de paix, ne doivent pas voir de contradiction flagrante à réfléchir sur la guerre, comme moyen et non comme fin, à condition qu'ils prennent conscience de leur propre héritage spirituel et témoignent d'une lucidité morale, y compris en temps de guerre. Or on peut avancer que l'Occident est en guerre, même si on doit nuancer une telle affirmation en tenant compte de l'intensité des opérations militaires, des théâtres d'opérations (Afrique subsaharienne, Balkans, Proche-Orient) et surtout de la finalité des conflits.
Weigel n'est pas le seul théoricien catholique à nous fournir tout un ensemble conceptuel de premier plan, mais il est sans doute celui qui en parle avec la plus grande franchise et la plus grande maturité [7]. Du fait même qu'il est Américain, il profite du rôle de premier plan que jouent les États-Unis dans le monde pour nous offrir une réflexion proprement globale dont nous avons bien besoin car la société de l'information en continu dont CNN est l'archétype, et les mouvements de population d'ampleur sans précédent, ne nous laissent pas d'autre choix que de réfléchir globalement, sur ce sujet comme sur tant d'autres (problèmes liés à l'environnement par exemple). À ce titre, il se pourrait bien que son essai demeure l'essai de référence dans les cercles catholiques pour de nombreuses années.
Notes[1] André Glucksmann, Le Discours sur la guerre, Le Livre de poche, biblio essais, page 84.
[2] George Weigel, Moral Clarity in a Time of War, revue First Things 128, janvier 2003. Les traductions des citations prises dans les textes originaux sont de mon fait et n'engagent que moi : par exemple, j'ai préféré "lucidité" à "clarté" ou "clairvoyance" pour "clarity". Les citations sont toutes extraites de cet essai à moins qu'il n'en soit indiqué autrement.
[3] Robert Kaplan, Warrior Politics, Random House, New York, 2002. Traduction française, La Stratégie du guerrier, Bayard Centurion, 2003.
[4] Voir George Weigel, Tranquillitas Ordinis, Oxford University Pr., New York, 1987.
[5] Nous n'entrerons pas dans le débat de la fin et des moyens mais nous citerons la phrase de Frère Murray rapportée dans l'essai de Weigel : "Si la fin ne justifie pas les moyens, qu'est-ce qui les justifie ?"
[6] Saint Thomas d'Aquin, Summa Thelogicæ, II-II, 40.1.
[7] Sur ce sujet, voir Bernard Dumont, Catholica, n° 92, été 2006, "Guerre : le retour du réel". Dans son article, "l'Église et la guerre avant et après Vatican II", Dumont cite deux ouvrages qui l'ont aidé dans sa réflexion, tous deux publiés en italien, ce qui n'est guère surprenant : Chiesa e guerra, sous la direction de M. Franzinelli et R. Bottoni, Il Mulino, Bolognone, 2005 ; A. Leoni, Storia militare del cristianesimo, Piemme, Casale Monferrato, 2005.
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