Article rédigé par Jean Marensin, le 12 août 2006
Rarement on aura vu un tel arsenal de moyens déployé pour convaincre une assemblée parlementaire réticente que ceux qui le sont cet été par les dirigeants du groupe Suez et de Gaz de France.
Avec l'appui actif du ministre des Finances Thierry Breton, les partisans du projet de fusion des deux groupes et, par conséquent, de la privatisation de GDF, se démènent avec une rare pugnacité, et beaucoup de mauvaise foi.
Rien en effet n'est épargné pour convaincre une majorité à juste titre réticente devant ce projet où on soupçonne que d'importants intérêts sont en cause. On peut se demander au passage si le président de GDF, entreprise jusqu'à nouvel ordre d'État, est vraiment dans son rôle en se faisant le propagandiste actif d'une politique, alors qu'il lui appartient d'abord d'être l'exécutant diligent et discret des orientations déjà arrêtées par le gouvernement et le Parlement.
S'il est si difficile de convaincre la représentation nationale, c'est que les bonnes raisons pour justifier ce projet manquent. Certes les cabinets de communication s'efforcent de faire la mariée belle : on est ainsi passé de la rhétorique défensive – protéger Suez contre ENEL – à une vision plus positive : constituer un grand ensemble supposé compétitif. Mais les arguments avancés ont néanmoins un air de déjà vu. En gros : dans un monde de plus en plus concurrentiel, il faut, dit-on, pour faire face à une impitoyable compétition, des groupes de plus en plus puissants.
Ces arguments trop simples sont largement spécieux.
Taille critique ?
Il n'est pas certain d'abord que le marché européen de l'énergie soit de plus en plus concurrentiel. On nous bassine depuis plusieurs années sur la perspective d'ouverture totale du marché énergétique européen au 1er janvier 2007. Mais la concurrence ne joue pas aussi facilement en matière énergétique que pour les biens de consommation. La distribution est prisonnière de réseaux largement cloisonnés et d'habitudes prises. Aussi bien en matière de gaz que d'électricité, les particuliers et même les entreprises ne changent pas volontiers de fournisseur. Une fusion juxtapose un réseau à un autre, le belge au français en l'occurrence, sans créer nécessairement une capacité à empiéter sur le territoire des tiers.
Au demeurant qui croit, en dehors de Bruxelles, que les grands groupes européens veulent vraiment se faire concurrence ? La hausse générale des prix du gaz et de l'électricité au cours des dernières années, bien au-delà de celle des cours mondiaux, montre que ceux qui ont promu la libéralisation du marché européen pour avoir l'énergie à bon marché en sont pour leurs frais : on a du mal à penser que les dispositifs sophistiqués qu'ils ont mis en place à cet effet, dont les autorités de régulation sont supposés surveiller l'application, représentent un progrès substantiel.
Il n'est ensuite pas certain que le gigantisme soit une nécessité absolue pour survivre dans cet univers. Sûrement pas pour acheter du gaz dans la mesure où les relations politiques des États consommateurs avec les grands États producteurs, notamment la Russie, continuent d'être déterminantes. Rien n'empêche au demeurant Suez et GDF, chacun avec son statut, de se regrouper pour acheter s'ils l'estiment nécessaire.
Il n'est pas non plus sûr que cette fusion améliore sensiblement les capacités de négociation de GDF : ajouter la consommation belge à la française, ce à quoi revient en gros cette opération, ne bouleverse pas la donne : même en intégrant les CA consolidés (et en ne retenant naturellement pour Suez que la seule branche énergétique), la nouveau groupe ne pèserait qu'une fois et demi Gaz de France.
Il n'est pas assuré enfin que GDF ait vraiment un problème de taille critique : il est déjà, selon sa documentation interne, le numéro 1 de la distribution de gaz en Europe ! On se souvient comment J.-P. Raffarin, alors Premier ministre, avait dit pour promouvoir l'ouverture du capital d'EDF que celle-ci permettrait de constituer "un grand groupe électrique de dimension internationale", sans crainte du ridicule puisque EDF était déjà — et est toujours — le premier électricien mondial ! On nous dit maintenant qu'avec EDF et l'éventuel GDF-Suez nous aurons deux des trois ou quatre premiers groupes mondiaux : n'en jetez pas !
Synergie ?
On nous parle par ailleurs de synergies entre les deux groupes. En dehors de la fourniture de l'électricité et du gaz à la Belgique (Electrabel), ce sont les services aux collectivités locales : eau, assainissement (appelé aujourd'hui "environnement"), pompes funèbres, etc. qui constituent le noyau dur de l'activité de Suez, ex-Lyonnaise des eaux. Il est très séduisant d'évoquer un grand groupe dédié "à l'énergie et l'environnement" mais qui ne voit que ces activités ont en fait peu en commun sinon l'importance des réseaux, les relations privilégiées avec les collectivités locales (avec les dérives que l'on sait) et le peu de concurrence véritable. Que l'on sache, l'eau et le gaz ne sont pas prêts d'emprunter les mêmes tuyaux !
Si synergie il y a, elle est bien davantage entre EDF et GDF ; tous les arguments utilisés pour justifier le rapprochement GDF-Suez rendent plus incompréhensible le divorce de ces deux entités nationales depuis longtemps associées dans l'esprit des Français. Il paraît que l'Europe n'autorise pas leur coopération par crainte du gigantisme — et on prône en même temps le rapprochement avec Suez pour faire grand ! Gigantisme ou pas, il faudrait savoir ce que l'on veut ! Tout le monde est d'accord aujourd'hui pour penser que le dogmatisme pseudo-libéral de la Commission, comme jadis le dogmatisme socialiste, a, surtout dans le secteur de l'énergie, apporté beaucoup de complications : les consommateurs qui reçoivent désormais séparément leurs factures d'électricité et de gaz en ont un aperçu. Et ce n'est pas l'évolution des tarifs, tous largement orientés à la hausse, qui les en consolera.
Nationalisme économique
Aussi curieux que cela paraisse, les partisans de la fusion, le doigt sur la couture du pantalon dès qu'on leur parle de réglementation européenne, en viennent à tenir une prise de contrôle de Suez par un groupe italien pour une catastrophe nationale ! Pour une entreprise qui n'a, quoi qu'on prétende, rien de stratégique (à la différence d'EADS et même d'Arcelor), on ne voit vraiment pas ce qu'il y a d'anormal à ce qu'un groupe italien le rachète, à supposer que ce soit la seule solution alternative. On nous parle de milliers d'emplois menacés : mais les agents de Suez qui entretiennent nos réseaux d'eau vont-ils être délocalisés — d'autant qu'à ce que l'on comprend, ENEL ne s'intéresserait vraiment qu'à Electrabel ?
Il est d'ailleurs remarquable de voir comment tous les bons apôtres de la construction européenne ont peu de scrupules à exiger de l'État français une intervention qui exaspère au plus haut point nos partenaires italiens et belges (les Italiens, à qui EDF a déjà bien inutilement taillé des croupières sur leur sol, se sentent frustrés d'une opération qui entre pourtant dans la logique européenne, les Belges ont le sentiment d'être dans cette affaire tenus pour un pur objet de marchandage à qui on ne demande pas son avis). Voilà bien le nationalisme économique dévoyé par des gens qui n'étaient généralement pas si chatouilleux sur l'intérêt national quand il s'agissait de promouvoir la Constitution européenne !
Curieusement on argumente en même temps qu'ENEL est l'émanation de l'État italien alors que GDF-SUEZ aurait un actionnariat plus diversifié. Lequel ? Sans doute à terme, comme bien d'autres entreprises privatisées, des fonds de pension américains ?
Les vraies raisons
Alors pourquoi un tel déploiement d'énergie en faveur du projet ? Au point que le gouvernement s'apprête, tous risques politiques assumés, à renier les engagements pris au moment du vote de la loi du 9 août 2005 de ne pas privatiser GDF ?
Il est certain que les deux principaux protagonistes du projet, Gérard Mestrallet, président de Suez, dont la carrière s'est faite dans les cabinets de gauche et Jean-François Cirelli, issu au contraire de l'entourage de Raffarin (Raffarin, Breton, Cirelli : le "clan des Poitevins" ?) ont un intérêt direct dans l'affaire : le premier joue sa place, le second peut espérer, en cas de privatisation de son groupe une augmentation exponentielle de sa rémunération (déjà substantielle puisque elle est indexée sur les résultats du groupe, eux même directement tributaires des augmentations de tarifs qu'il obtient de ses amis de Bercy au détriment des consommateurs ).
Par derrière, il y a l'intérêt des actionnaires éventuels, banques d'affaires, fonds de pension pour ces "vaches à lait" par excellence que sont les grands services publics. Cela pour les mêmes raisons que l'on a évoquées plus haut : le fait que la concurrence y joue de fait assez peu, qu'il est donc possible de réaliser de substantiels profits grâce à des augmentations plus ou moins raisonnables des tarifs, judicieusement négociées avec les gouvernements — avant de pouvoir être décidées unilatéralement, ce qui revient à rançonner le consommateur. Quand on parle de constituer des grands groupes de grosse capacité financière, c'est aussi de cela qu'on parle !
Curieusement plus la saison des privatisations avance, plus les fruits en sont juteux : au début on privatisait — légitimement — des entreprises industrielles aux profits aléatoires ; ce qui reste aujourd'hui à privatiser, c'est le noyau dur du secteur public, les grands services publics où le risque est quasi-inexistant (le comble étant les autoroutes à péage). Plus on va, plus les convoitises se font donc pressantes.
Les privatisations ont dérivé
Mais dans des pays (la France n'est pas un cas isolé en Europe) où les charges des entreprises augmentent et les revenus des salariés stagnent, cette ponction prévisible sur le reste de l'économie et sur les consommateurs est-elle bien opportune, y compris politiquement ? Le contrôle par l'État n'était-il pas le meilleur moyens de protéger les intérêts des consommateurs tant privés que professionnels ? La majorité actuelle a-t-elle mesuré les dégâts considérables que lui ont causée les augmentations inconsidérées du prix du gaz — qui témoignaient déjà du pouvoir de manipulation des dirigeants de GDF ?
Il faut bien le dire : l'affaire GDF-Suez arrive à un bien mauvais moment : s'agissant des privatisations, les langues commencent à se délier. Selon des experts à la compétence irrécusable, le patrimoine de l'État privatisé depuis 1987 aurait été en moyenne cédé à la moitié de son prix : la plus grande spoliation que la France ait connu depuis la vente des biens nationaux, dit-on. Les dérives récentes d'EADS (heureusement calmées par la nomination de Louis Gallois, grand serviteur de la chose publique, et symbole d'un opportun "retour aux fondamentaux") ont mis au jour dans quel environnement de gabegie et d'affairisme, les privatisations, nécessaires jusqu'à un certain point, ont dérivé : il se peut qu'à cet égard nous n'ayons pas tant que l'on croit à envier ce qui s'est passé en Russie. Les syndicats, eux-mêmes, pris en défaut dans la gestion des fonds des comités d'entreprises, n'osent pas élever la voix. Le Parti socialiste qui, de 1997 à 2001, a permis à la braderie d'atteindre les sommets, est le dernier fondé à parler.
Que quelques personnes ayant un intérêt direct dans l'affaire arrivent à convaincre le gouvernement qu'un projet aussi mal fondé que le projet de fusion GDF-Suez représente un intérêt majeur pour l'État frise l'imposture. Une telle manipulation témoigne en tous cas du niveau de dégradation des mœurs publiques atteint aujourd'hui. Il est important que le Parlement, que l'on a déjà tourné en ridicule en l'obligeant à se déjuger sur le CPE, se ressaisisse, que donc il résiste sans faiblesse aux indécentes pressions dont il est l'objet aujourd'hui.
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