Article rédigé par Jacques Bichot*, le 25 février 2011
Pourquoi les États-Unis, la France et bien d'autres pays développés accumulent-ils dangereusement déficit extérieur et déficit public ? Pour une part importante, à cause du manque de contrôle de la mondialisation. Si nous voulons redresser la barre, il est nécessaire de prendre à ce sujet des mesures énergiques, dans un cadre multinational tel que précisément le G20, dont les ministres des Finances viennent de se réunir à Paris, le 19 février [1].
Des illusions à perdre
Les pays à haut niveau de vie ne peuvent pas produire à des prix compétitifs par rapport aux pays à bas niveau vie qui ont réussi à maîtriser les techniques occidentales et qui présentent une stabilité politique et une sécurité convenables. Le Nigeria, dans l'état actuel des choses, ne risque guère de nous inonder de vêtements et d'ordinateurs à bas prix et de qualité acceptable ; la Chine, elle, le fait depuis une dizaine d'années, et de plus en plus.
Les pays développés, dans leur ensemble, ne peuvent pas lutter contre la concurrence de pays où la main d'œuvre est rémunérée dix fois moins tout en étant raisonnablement productive. Quelques-uns peuvent tirer leur épingle du jeu, comme le fait l'Allemagne, parce qu'ils se sont spécialisés de façon astucieuse, mais il n'y a pas de place pour des spécialisations à l'allemande pour le milliard d'habitants des pays riches.
Les exhortations habituelles à miser sur l'innovation à tout crin et la concentration de nos efforts sur les productions à haute valeur ajoutée sont donc du pipeau : elles proviennent de cette illusion, dite sophisme de composition, selon laquelle ce qui est possible pour quelques-uns l'est également pour le grand nombre. D'une part, nous ne garderons pas très longtemps la suprématie en matière de haute technologie (centrales nucléaires, avions, médicaments, etc.) – pas plus longtemps que pour l'automobile ou l'informatique. D'autre part, les innovations forcenées sont assez souvent des attrape-nigauds dangereux, comme on l'a vu dans le domaine de la finance. Enfin, le gros de la production concerne des produits et services somme toute assez classiques.
Arrêtons donc de nous bercer de l'illusion selon laquelle les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l'Italie, l'Espagne et quelques autres n'ont qu'à faire comme l'Allemagne : le succès de cette dernière tient pour beaucoup au fait qu'elle est le seul grand pays industrialisé à jouer à fond la carte de la spécialisation dans le haut de gamme. Toute réussite n'est pas généralisable.
Analyse du problème
Les Français reçoivent globalement trop de revenus par rapport à ce qu'ils produisent. En moyenne — les problèmes résultant des inégalités de rémunérations sont importants, mais nous ne pouvons pas les aborder dans ce court article — ils disposent à peu près de ce qui leur permettrait de vivre sur le même pied en consommant une production provenant de France et de pays comparables, c'est-à-dire en travaillant nettement plus. Comme une partie notable, et croissante, de leurs achats portent sur des biens, et secondairement des services, achetés aux pays émergents, il leur reste un pouvoir d'achat inutilisé, qui se traduit par une épargne sans investissement. Cette épargne a pour contrepartie la dette publique (pas seulement nationale : la globalisation de la finance a provoqué un mélange des dettes de tous les États développés). Autant dire que c'est du vent : une apparence de richesse, une créance difficilement recouvrable de tous sur tous.
Parallèlement, le déficit extérieur (aux États-Unis plus encore qu'en France) signifie que les pays émergents et ceux qui détiennent des ressources naturelles acceptent de nous céder à crédit une partie appréciable de ce que nous leur achetons. En France, ce prêt s'ajoute au bas prix des approvisionnements dans les pays à main d'œuvre bon marché pour gonfler l'épargne des ménages — une épargne sans contrepartie réelle, c'est-à-dire ce que Jacques Rueff appelait des faux droits [2].
Comment en arrive-t-on là ? L'État (y compris l'État providence) distribue des revenus sociaux, des subventions et des salaires sans prélever l'équivalent, ce qui lui est possible en s'endettant. Les ménages devraient normalement disposer de revenus disponibles inférieurs de 3 ou 4 points de PIB à ce qu'ils sont en fait. Démagogues, les pouvoirs publics ont progressivement laissé filer le déficit, c'est-à-dire renoncé à prélever suffisamment pour payer les fonctionnaires et verser les prestations sociales sans recours au crédit. Maintenant il est très difficile de faire machine arrière : les Français ayant pris l'habitude d'épargner une forte partie de leurs revenus, ramener brutalement ceux-ci à un niveau raisonnable se traduirait par une diminution de la consommation provoquant recul de la production et chômage. En préférant baisser ou maintenir constants les prélèvements obligatoires tout en laissant filer les distributions de revenus, y compris à des moments où il n'y avait nul besoin de relance keynésienne, nos dirigeants ont agi à l'encontre de l'intérêt général.
Des pistes de solution
Il ne s'agit pas de diminuer le revenu des ménages, mais d'augmenter la part des revenus d'activité et de diminuer en contrepartie celle des revenus de transfert. Autrement dit, il faut avoir plus de Français au travail, et moins de Français à la retraite, au chômage, et en inactivité subventionnée.
Simultanément, nous devons nous prémunir contre la dépendance à l'égard des pays émergents qui, dans un premier temps, nous désapprennent à fabriquer toutes sortes de choses en nous les vendant à très bas prix, mais, dans un second temps, nous feront payer cher ce pour quoi nous n'aurons plus de savoir-faire [3].
La meilleure solution pour aller dans ce sens se compose de deux dispositifs, l'un fiscal et l'autre social. Au plan fiscal, il faut convaincre le G20 de l'utilité d'une variante de ce que l'on appelle parfois la taxe Lauré , du nom du grand serviteur de l'État qui la proposa il y a plus d'un quart de siècle : introduction de droits de douane très conséquents sur les produits en provenance de l'extérieur d'une zone de libre échange composée des pays riches et des pays pauvres n'ayant pas encore amorcé leur décollage économique, dont le produit serait en partie rétrocédé au fisc du pays exportateur. Au plan social, durcissement de tous les dispositifs favorisant le farniente, à commencer par les retraites, et priorité donnée à la formation et autres actions capables d'augmenter la capacité des Français à occuper des emplois et à rester longtemps sur le marché du travail [4].
Les pays émergents devraient être sensibles à l'intérêt que présente pour eux une taxe Lauré. En effet, elle permettrait aux pouvoirs publics de ces pays de disposer de ressources fort utiles pour se doter d'infrastructures sans pour autant augmenter la pression fiscale sur la population. La croissance de leur investissement public et de leur consommation intérieure serait ainsi stimulée ; elle se substituerait avantageusement aux excès d'exportations qui débouchent sur des accumulations déraisonnables de créances sur les pays riches – créances dont le recouvrement finira fatalement par devenir problématique.
Dans les pays riches, les industries de biens de consommation cesseraient d'être laminées par une concurrence contre laquelle il est impossible de lutter ; elles se retrouveraient à armes égales face à leurs homologues chinoises ou turques. Après des décennies de déclin elles pourraient recommencer à croître, à investir et à embaucher. Les salaires par elles distribués se substitueraient dans le revenu des ménages à la partie des revenus de substitution aujourd'hui financée à crédit. La France (comme la plupart des pays analogues) produirait davantage, ses finances publiques s'assainiraient, les ménages dépenseraient une plus forte proportion de leurs revenus, la fausse épargne se résorberait peu à peu. Durant quelques années, le niveau de vie augmenterait nettement moins vite que le PIB, ce qui supprimerait progressivement le décalage actuel, qui n'est pas soutenable à long terme. Ensuite, la situation étant assainie, il serait possible de renouer avec une croissance soutenue à la fois de la production et de la consommation.
Voilà quelle pourrait être le programme de la France pour sa présidence du G20. Il y a hélas gros à parier que ni notre pays ni les autres ne feront de telles propositions. Le principe de dérégulation a beau avoir fait la preuve de sa nocivité dans le domaine financier, les yeux resteront longtemps encore grand fermés sur sa nocivité en matière de commerce international lorsque les échanges mettent en relation des pays situés à des étapes très différentes de leur développement.
Idées libérales réalistes contre libéralisme doctrinaire
Sur quoi se fonde ce pronostic pessimiste ? Sur un constat relatif à la conception libérale de l'économie et de la politique : les libéraux extrémistes et doctrinaires dominent les libéraux réalistes et humanistes.
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, charte toujours valable d'une conception libérale de la société compatible avec le bon sens et le souci du bien commun, dit ceci : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Nous ne pouvons pas revendiquer le droit de tout faire, mais seulement celui de faire ce qui ne nuit pas à autrui. Or la distribution de prêts immobiliers à des ménages insolvables, et les techniques de titrisation structurée qui ont ouvert grand les portes à cette pratique [5], étaient nuisibles : des États les ayant autorisés ne peuvent pas être présentés comme authentiquement libéraux.
Il en va de même pour les échanges internationaux. La liberté acceptable n'est pas celle de distribuer de l'alcool frelaté et des couvertures contaminées aux tribus indiennes, comme durant la conquête de l'Ouest. Elle n'est pas davantage de condamner à mort dans les pays développés l'industrie textile, la confection, la chaussure et bien d'autres secteurs d'activité en laissant affluer les produits fabriqués à l'aide d'une main d'œuvre payée comme les ouvriers européens du début de la Révolution industrielle.
Le libéralisme doctrinaire qui a instauré et maintient ce genre de libertés nocives s'accompagne au demeurant fort bien d'innombrables entorses à des libertés qui ne font de tort à personne. Nous croulons sous les réglementations inutiles, gênantes et liberticides : c'est en fait le même état d'esprit doctrinaire qui conduit par exemple à limiter à 1h30 le stationnement payant dans de nombreuses zones urbaines [6] et à interdire la taxation des importations en provenance des pays à main d'œuvre bon marché. Dans les deux cas, des sortes de fonctionnaires imbus de leur pouvoir amputent inutilement et de façon nocive la liberté, soit des simples citoyens, soit des États membres de l'Union européenne ou de l'Organisation mondiale du commerce. Nos excès libertaires sont ainsi bien souvent des excès de réglementation. La devise il est interdit d'interdire [7] conduit aux pires dérives normatives. Rien d'étonnant à ce qu'elle ait fleuri en 1968, dans un climat de confusion intellectuelle où licence et tyrannie régnèrent la main dans la main sur des esprits ayant perdu leurs repères.
*Jacques Bichot est professeur émérite à l'université Lyon III, vice-président de l'association des économistes catholiques.
[1] Anecdote : si l'on regarde de près la photo de famille des ministres et gouverneurs des banques centrales du G20 prise à Paris lors de la réunion de cette instance les 18 et 19 février, on y trouve deux femmes sur 52 personnes. La parité au niveau des grands argentiers publics ne faisait pas partie de l'ordre du jour...
[2] Dans L'Ordre social, Rueff compare les créances à un fruit composé d'une enveloppe (ou coquille) et de pulpe. La coquille, c'est la forme juridique de la créance ; la pulpe, partie qui se mange, c'est la réalité économique correspondant à cette créance (ou à un ensemble de créances). Lorsque la pulpe ne remplit pas complètement son enveloppe, on est en présence d'un faux droit – une forme juridique dont les apparences sont flatteuses, mais qui renferme en partie du vide. Il arrive qu'une créance particulière puisse être désignée comme fausse, mais le plus souvent c'est pour tout un ensemble de créances que la contrepartie économique, non spécifique à chacune d'elles, est déficiente.
[3] Deux Maurice, Allais et Lauré, nous ont largement prévenu depuis trente ans, à une époque où il eut été plus facile de réagir. La surdité des pouvoirs publics à l'égard des voix qui expriment une réelle compréhension du fonctionnement de l'économie, y compris lorsqu'elles appartiennent au seul Français prix Nobel d'économie ou à l'inventeur de la TVA, est probablement le problème n°1 de notre pays.
[4] N'oublions surtout pas les évolutions permettant de développer le plaisir pris à travailler. Tant que le travail sera pour beaucoup une sorte de purgatoire où purger sa peine avant d'atteindre le ciel de la retraite, l'offre de travail n'augmentera pas suffisamment.
[5] Nous disposons enfin d'une estimation du montant des prêts toxiques que les banques – et particulièrement Dexia, dont l'Etat est l'actionnaire principal – ont fait souscrire aux collectivités locales françaises, en usant et abusant de la naïveté de leurs équipes, et de la propension des élus à privilégier le court terme : 12 à 15 milliards d'euros sur 120 milliards de dette (Les Echos du 21 février 2011). L'extrémisme libéral, comme d'autres extrémismes, devient facilement criminel.
[6] Cette pratique empoisonne la vie des gens et appauvrit les collectivités locales : en effet, quand on gare sa voiture en ville pour une consultation médicale, une cérémonie ou une démarche administrative, on ignore souvent combien cela durera. Beaucoup de personnes paieraient donc volontiers une durée de stationnement nettement supérieure à la durée effective, celle-ci étant inconnue ex ante, car ils y gagneraient en tranquillité d'esprit. La municipalité obtiendrait ipso facto des recettes plus abondantes. Mais le dogme selon lequel les places de stationnement payant hors parking doivent être de courte durée interdit les solutions de bon sens.
[7] C'est en quelque sorte la version moderne du slogan pas de liberté pour les ennemis de la liberté qui faisait florès sous la Révolution. Cette douloureuse période de notre histoire aurait dû nous vacciner contre les dérives extrémistes de l'idée de liberté, dont elle fut le prototype ; hélas, ce ne semble pas avoir été le cas.