Frère Roger et la réconciliation
Article rédigé par Gérard Leclerc*, le 23 août 2005

La mort tragique du fondateur de Taizé confère à son œuvre le sceau d'un martyre inattendu. Comment le pacifique entre tous aurait-il pu susciter le moindre ressentiment, n'ayant jamais eu d'autre souci que de concilier, d'unir et de réunir ? Cela ne veut pas dire que ce doux fut partisan des solutions anodines, des rencontres sans aspérités.

Il savait le prix des conciliations, ayant appris très tôt le poids des événements historiques et de leurs effets diviseurs. On a fait de lui le modèle de l'œcuménisme, et certes il le mérite largement. Mais on aurait tort d'imaginer que Roger Schutz concevait l'unité des chrétiens à l'aune d'une sorte d'ONU des religions. Sa hantise de l'unité était en tension constante avec son sens religieux et plus encore avec son désir d'une plénitude chrétienne. Une plénitude qui ne pouvait souffrir les compromis boiteux, les syncrétismes hasardeux et surtout pas les malentendus entretenus.

Fils de pasteur suisse, de formation indubitablement protestante, il rencontre très tôt la différence catholique qui, plutôt que de le troubler, l'attire. L'expérience monastique depuis la rupture de Luther est foncièrement étrangère à la Réforme. Pourtant, depuis les origines chrétiennes elle constitue un des ingrédients de la spiritualité et de l'éthos chrétien. C'est sans doute pour cela qu'il va reprendre le problème, en choisissant comme sujet de thèse "L'idéal de la vie monastique jusqu'à saint Benoît et sa conformité à l'Évangile". Il va faire mieux encore, en réintroduisant le monachisme dans le protestantisme. Mais déjà une autre idée travaille son esprit et habite son cœur. L'attirance qu'il éprouve pour le catholicisme ne saurait l'abstraire de l'histoire dont il est lui-même l'héritier. N'est-il pas possible d'envisager la conciliation de ceux qui s'opposèrent violemment, non pas en cachant les raisons de la querelle mais en essayant d'envisager des solutions toujours par le haut ?

C'est peut-être parce qu'il pressentait qu'une telle ambition ne trouverait pas facilement et immédiatement une réalisation complète qu'il imagina ce qu'il devait appeler "la dynamique du provisoire". En d'autres termes, réalisons ce qui est possible en allant aussi loin que le présent le permet, tout en envisageant que le provisoire suscitera d'autres étapes. L'expérience de Taizé a répondu à cette idée programmatique en organisant la cohabitation des confessions, sans qu'aucune ne se considère comme amoindrie ou participant à on ne sait quel compromis doctrinal. C'était un pari qui ne suivait pas nécessairement les recettes de ce qu'on appelle œcuménisme. Et certains purent en être déconcertés. De la part d'un pasteur protestant on ne s'attendait pas à un tel philo-catholicisme et on craignait que Taizé ne tourne au ralliement pur et simple au catholicisme romain. Ce ne fut pas le cas, car frère Roger n'abandonna jamais son objectif de réconciliation, ce qui impliquait une ouverture totale à qui voulait participer à l'aventure, mais impliquait néanmoins un approfondissement spirituel et sacramentel qui n'était pas sans conséquences.

On le vit bien avec l'ordination sacerdotale du compagnon direct de frère Roger, ce Max Thurian qui, devenu prêtre catholique termina sa vie au Vatican. La dernière image que l'on garde du fondateur lui-même est celle de sa communion de la main du cardinal Ratzinger aux obsèques de Jean-Paul II. La réconciliation par le haut impliquait ce que Newmann avait vu au XIXe siècle, c'est à dire la reconnaissance de la plénitude de la tradition depuis les origines. Sans doute frère Roger n'a jamais imposé à quiconque ses propres choix, mais ceux-ci n'en avaient pas moins une force prophétique. L'expérience de l'unité engageait un ressourcement intérieur qui éprouvait sa densité dans une foi plénière, celle d'une Eglise indivise, même si elle était toujours en espérance.

(c) Photo : Presses de Taizé.

*Editorial à paraître dans le prochain n° de France catholique

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