Article rédigé par Roland Hureaux, le 11 avril 2008
Le président Sarkozy, revenu des fastes de Buckingham Palace, il est temps de faire le bilan d'un voyage où il a voulu signifier ostensiblement ses affinités pour le monde anglo-saxon. L'axe atlantique Washington-Londres-Paris convient assurément mieux au président que l'axe continental Paris-Berlin-Moscou, rêvé par certains : en témoignent la multiplication des malentendus avec l'Allemagne et la méfiance ostensible vis-à-vis de la Russie, dont la reconnaissance du Kosovo n'est pas le moindre signe.
On peut certes regretter que ce voyage officiel ait été cavalièrement raccourci par la partie française, comme si, par-delà le symbole, l'Angleterre réelle n'intéressait guère le Président, ou encore le manque d'imagination des projets communs : à quand la BBC sur la bande FM française et RFI sur la britannique, ce qui serait la moindre des choses ?
On peut aussi redouter la contamination d'un libéralisme anglo-saxon dont la réalité (protectionnisme au moins monétaire, centralisme thatchérien, défense implacable des intérêts nationaux) ne correspond d'ailleurs guère avec l'idée sommaire que s'en font les anglomanes parisiens.
Si proche et si différent
Mais tous ceux qui sont attachés à un certain modèle de démocratie libérale ne sauraient que se réjouir de voir conforter nos liens avec un grand voisin européen avec lequel nous avons partagé au cours du siècle dernier, et pour les meilleures causes, tant d'angoissantes épreuves. Un pays qui, malgré tout, nous ressemble plus qu'aucun autre : par la dimension, par sa qualité d'ancien pays industriel et de vieil État-nation attaché aux libertés et à la démocratie, le seul à pleinement posséder comme nous l'expérience singulière de l'ancienne puissance coloniale. Le seul aussi, comme cette visite officielle l'a confirmé, avec qui une coopération militaire ait un sens du fait qu'il consent encore comme la France (et à la différence des autres pays européens) à un effort de défense significatif.
Au demeurant de Louis-Philippe à Napoléon III, de Delcassé à Guy Mollet, en passant par le commun engagement dans deux guerres mondiales, l'alliance anglaise demeure une des données fondamentales de la politique étrangère française, même si elle n'est pas la seule.
Ces affinités ne sont donc pas blâmables par elles-mêmes.
Mais la volonté ostensible du président de tendre la main au monde anglo-saxon ne fait que rendre plus criante la contradiction entre ces affinités politiques et des choix économiques qui ont au contraire arrimé durablement l'économie française au continent et singulièrement à l'Allemagne. Il ne sert à rien que le président français plaide à Westminster pour un plus grand engagement britannique dans la construction européenne : il ne l'obtiendra pas. Toute à son égoïsme sacré, l'Angleterre continuera à prendre dans l'Europe ce qui l'arrange et à laisser le reste aux autres. Il n'y a en particulier aucune chance qu'elle se décide à rejoindre l'union monétaire.
L'arrimage continental de l'économie française est d'autant plus paradoxal que les fondamentaux de celle-ci la rendent bien plus solidaire des économies anglo-saxonnes que de l'économie allemande. On entend dire : l'euro nous protège des dévaluations en cascade qui nous ont porté tant de préjudice. Quel préjudice ? L'économie française ne fut jamais aussi prospère qu'en ce temps là. Mais surtout quelles dévaluations ? De 1958 à 1999, le franc et le dollar ont vogué de conserve, avec des hauts et des bas, dans un rapport à peu près constant de 1 à 5. Et c'est bien normal : les structures industrielles de la France et des États-Unis, toutes proportions gardées, se ressemblent : agriculture, aéronautique, armement, automobile (les quatre A !) en furent, en sont encore pour partie les points forts, tous secteurs largement ouverts à la concurrence internationale. Par rapport à la livre, le parallélisme est analogue. Compte tenu que la lire et la peseta furent encore plus inflationnistes, seul le mark a connu au cours des trente dernières années une évolution aberrante (au sens statistique du mot), étant le seul à se réévaluer d'un facteur 3 par rapport au franc mais aussi par rapport à la livre et au dollar, en somme par rapport aux monnaies normales . Reflet d'une puissance industrielle atypique (monopole des machines-outils) mais aussi d'une histoire monétaire traumatique.
Toujours prisonnière du modèle allemand
C'est dire que l'économie française serait aujourd'hui vêtue bien plus à l'aise si l'union monétaire avait été faite avec les États-Unis et le Royaume-Uni, au lieu de l'Allemagne et aux conditions de l'Allemagne. Même si bien des considérations politiques plaident contre cette option, elle avait sa cohérence.
Si l'euro avait été géré, ce qui eût pu se concevoir, comme la moyenne arithmétique de ses composantes, le problème se serait trouvé amorti mais chacun sait qu'il n'en a rien été : sous le rigorisme de M.Trichet se cache la mise en œuvre du pacte implicite imposé par l'Allemagne selon lequel l'euro serait le mark ou ne serait pas.
Les conséquences dramatiques de cette situation sont bien connues : la balance extérieure de la France est de plus en plus déficitaire, le rétablissement des comptes publics quasi impossible, le mouvement de délocalisation et de désindustrialisation de plus en plus inexorable. Nicolas Sarkozy le sait, il a critiqué publiquement la gestion de M.Trichet mais il n'a rien obtenu. Prisonnier de ses engagements européens, il est douteux qu'il prenne l'initiative de quitter l'euro ou de menacer de le faire pour en assouplir la gestion.
En sacrifiant sa défense, la France aurait peut-être pu conserver sa compétitivité au sein de la zone euro mais ne pourrait plus proposer de concours militaire significatif aux Anglo-Saxons. Pour payer son effort de défense, il faudrait qu'elle quitte l'euro. Mais écartelée entre sa solidarité politique avec les Anglo-Saxons et sa solidarité économique avec le continent, elle est en passe de perdre sur les deux tableaux : la perte d'indépendance et les sollicitations militaires aventureuses d'un côté, la déflation et la désindustrialisation de l'autre.
N'est-ce pas l'inverse qui eût été préférable ? Garder notre liberté économique pour mieux défendre nos intérêts au jour le jour comme les Anglais savent si bien le faire, et en même temps garder notre indépendance diplomatique, ce qui n'est sans doute possible qu'en ménageant nos solidarités continentales.
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