Article rédigé par Roland Hureaux, le 29 juillet 2010
Depuis que le général de Gaulle et le chancelier Adenauer instituèrent, en 1963, une relation privilégiée entre la France et l'Allemagne, les observateurs sont à l'affut de la moindre tension entre les gouvernements des deux pays pour souligner les fissures dans le partenariat [1]. Et c'est souvent pour prédire avec quelque schadenfreude (joie mauvaise) sa prochaine rupture, en tous les cas pour juger chaque fois qui a dû s'incliner devant l'autre : en général, la France.
La dernière crise de l'euro n'a pas échappé à ce scénario et les observateurs ont assez largement estimé que l'Allemagne avait, une fois de plus, gagné en imposant, face à une position plus flexible de la France, une cure d'austérité à toute l'Europe.
Cette lecture des événements laisse supposer que nous ayons affaire à deux gouvernements clairement conscients de leurs intérêts et les défendant avec détermination.
Le biais de l'idéologie
Ce serait oublier combien l'idéologie européenne biaise les choses.
Le gouvernement français se présente dans cette affaire comme le chevalier blanc décidé à défendre l'euro coûte que coûte, demandant des sacrifices aux États du Sud et la solidarité à l'Allemagne. Mais la France a-t-elle vraiment intérêt à défendre l'euro ?
On sait — et ce qui ne le savent pas peuvent lire le petit livre que vient de publier à ce sujet Alain Cotta, Sortir de l'euro ou mourir à petit feu (Plon), combien l'euro, tel qu'il est géré depuis dix ans, est devenu asphyxiant pour l'économie française, surtout depuis que l'Allemagne a pris des mesures internes (réduction de salaires, TVA sociale) pour prendre un avantage compétitif sur ses concurrents : même l'agriculture allemande taille aujourd'hui des croupières à la française par l'effet du différentiel de hausse de prix ! Et que dire de l'industrie !
Cet avantage est encore plus net vis-à-vis des autres partenaires de la zone euro. Mais on sait aussi combien l'euro surévalué, imposé jusqu'à une date récente par les Allemands et Monsieur Trichet, nous a coûté en perte d'emplois industriels et de services au bénéfice du reste du monde. En fait, c'est toute l'économie française qui meurt à petit feu de ce régime que pourtant notre gouvernement s'évertue à défendre bec et ongles dans les négociations européennes comme s'il y trouvait un avantage décisif.
Ajoutons que les statuts de la Banque centrale européenne interdisent de monétiser la dette publique et donc ferment la voie à la seule manière de régler la question de la dette souveraine sans casser la croissance.
L'intérêt des classes dirigeantes allemandes
Mais l'Allemagne elle-même a-t-elle vraiment intérêt au maintien de l'euro ? Oui, si on fait la part de la névrose qui la pousse à accumuler des excédents, parce que cela correspond à la fois à la psychologie d'un pays vieilli, anxieux de l'avenir, et à l'intérêt de ses classes dirigeantes qui n'obtiennent ce résultat qu'en bridant les salaires et le pouvoir d'achat des salariés allemands tout en engrangeant à l'exportation des profits massifs.
On peut cependant douter de cet intérêt si on considère que les excédents ainsi accumulés par l'Allemagne au sein de la zone euro ne l'empêchent pas, elle aussi, de se désindustrialiser. Si dans la microéconomie de Jean de la Fontaine , la fourmi peut épargner sans être prêteuse , dans la macroéconomie internationale, elle est bien obligée de l'être, car que faire de ses excédents sinon de les prêter et les prêter à qui ? Aux cigales précisément, soit les pays déficitaires d'Europe et les États-Unis. Et comme on n'a jamais vu les cigales se transformer en fourmis, ces prêts, jamais remboursés, ne profiteront guère aux Allemands.
Vers une dépression généralisée ?
Et même si l'euro profitait vraiment à nos voisins d'outre-Rhin, en voulant le maintenir par une cure d'austérité imposée à toute l'Europe, à quoi arriveront-ils, sinon à une dépression généralisée ? L'économie allemande qui, faute de vivre du pouvoir d'achat de ses propres salariés pressurés sans merci, vit surtout de celui de ses voisins, ne s'effondrera-t-elle pas à son tour si ce pouvoir d'achat se résorbe sous l'effet de la rigueur qu'elle leur prêche ?
Il se résorberait aussi, dira-t-on, s'ils dévaluaient — ce qui implique l'éclatement de l'euro —, sauf que dans le cas de l'austérité sans dévaluation, le cercle vicieux de la récession est sans fin : effondrement de la consommation, effondrement de la production et des recettes fiscales, nouveaux déficits etc., alors qu'une dévaluation permet de redémarrer sur un bon pied.
C'est l'ancien chancelier Schmidt lui-même, lequel pourtant n'a jamais passé pour un laxiste qui, tout en dénonçant l'incompétence économique de l'équipe Merkel, rappelle que l'assainissement du budget ne saurait être l'impératif suprême .
La propension des élites françaises à l'idéologie, privilégiant les intérêts de la construction européenne sur ceux du pays, et la névrose accumulatrice allemande se conjuguent ainsi en une partie de bras de fer étrange où chacun se bat pour autre chose que son véritable intérêt. L'obscurcissement des esprits est tel, des deux côtés du Rhin, que l'on n'hésitera pas à comparer cette empoignade à un combat de nègres dans un tunnel .
Mais elle fait une victime encore plus importante que la France et l'Allemagne, c'est l'Europe elle-même, non pas l'Europe comme appareil institutionnel mais l'Europe comme réalité — hommes, femmes, champs, usines — qui, faute d'avoir encore une perception réaliste de ses intérêts, face à la conjugaison de concurrents qui, eux, l'ont (États-Unis, Chine, Inde, Russie), glisse chaque jour un peu plus sur la pente du déclin.
[1] Nous évitons le terme de couple dont on sait combien les Allemands l'ont en horreur.
***