Article rédigé par Jacques Bichot*, le 27 août 2010
L'Inspection générale des finances (IGF) vient de produire un rapport très critique concernant la fiscalité de l'épargne en France. Elle dénonce une profusion de dispositifs fiscaux, qui se sont accumulés au fil du temps, sans logique ni cohérence identifiable. Les niches fiscales relatives à l'épargne priveraient l'État de 11,5 milliards de recettes, sans que les buts poursuivis en créant et conservant de tels dispositifs soient clairs et s'inscrivent dans une stratégie d'ensemble.
Le constat de désordre législatif est incontestable et pourrait être étendu bien au delà de la seule fiscalité de l'épargne. En effet, dès qu'un dispositif à l'heur de plaire à l'exécutif et à la majorité qui le soutient, il obtient des privilèges. C'est une coutume qui remonte à l'Ancien Régime, et que les Républiques successives ont adoptée : tout ce que les dirigeants politiques trouvent bon ou sympathique doit être soutenu, aidé, subventionné, ou doté d'avantages fiscaux. Ne seraient-ce pas ce paternalisme, cette volonté de diriger la vie des gens y compris dans les domaines relevant du principe de subsidiarité, qui devraient être remis en question ?
Le dirigisme associé à l'amateurisme produit des effets délétères. Un ministre amateur mesure mal le temps qu'il faut pour faire les choses, et il en résulte retards et travail bâclé. En cette période de rentrée scolaire, l'exemple des manuels pour les classes de seconde est typique : la réforme des programmes de seconde a été annoncée en octobre 2009, trop tard pour produire à temps des manuels de qualité. Malgré une réduction à 4 mois du temps de rédaction, les livres ne seront disponibles qu'après la rentrée, et certains attendront sans doute la Toussaint (Les Echos du 25 août). Moralité : pour que le dirigisme (en l'espèce, l'imposition par le ministère de programmes très détaillés) ne conduise pas au cafouillage, encore faudrait-il que les dirigeants aient du temps une gestion véritablement professionnelle.
L'enseignement supérieur n'est, à cet égard, pas mieux loti que le second degré. Dirigisme : alors qu'une loi a en principe donné l'autonomie de gestion aux universités, les droits de scolarité continuent à être fixés par le ministère. Mauvaise gestion du temps : alors que les chaînes d'inscription se mettent en place début juillet, les dits tarifs ont été fixés pour l'année universitaire 2010-2011 par un arrêté du 4 août 2010 publié au JO du 19 août.
Les niches fiscales
Concernant les niches fiscales, l'amateurisme lié au dirigisme se traduit, selon le rapport de l'IGF, par l'absence de logique et de cohérence. En clair, les niches sont crées au fil des promesses démagogiques destinées à se concilier les bonnes grâces d'un segment de l'électorat, ou des lubies d'une des personnalités situées au sommet ou proche du sommet de l'Etat : que l'on pense à la réduction de la TVA pour la restauration, qui n'a guère produit de baisse des prix, signe que cela n'était sans doute pas le but de l'opération (ou alors il s'agit d'un très bel exemple d'amateurisme), ou aux exonérations fiscales et sociales dont bénéficient les heures supplémentaires.
Face à ces privilèges, qui empêchent les caisses du Trésor public de se remplir comme elles le devraient, il y a un phénomène sur lequel l'IGF est fort discrète : les taxations injustes, plus nombreuses qu'on ne le pense usuellement. Plutôt que de multiplier à la fois les privilèges et les taxations de revenus imaginaires, ne conviendrait-il pas tout simplement d'instaurer une fiscalité équitable ?
Nominalisme fiscal
L'imposition de revenus fictifs est particulièrement importante en ce qui concerne les revenus du patrimoine, sujet traité par l'IGF. Elle est pour une bonne part le résultat du nominalisme fiscal, doctrine selon laquelle un euro reste un euro quelle que soit la hausse du coût de la vie. Toutes les statistiques de l'INSEE en euros constants sont balayées d'un revers de main par une autre direction du même ministère, qui elle ne veut connaître que l'euro courant !
Chacun de nous le sait bien : l'épargnant qui perçoit sur son livret un intérêt égal à la hausse des prix doit ne rien dépenser de cet intérêt, s'il veut préserver son capital. Il n'a pas de revenu réel, mais seulement un revenu nominal. Le revenu, disent les économistes presque unanimes, c'est ce que nous pouvons dépenser sans prélever sur notre patrimoine. Supposons que nous possédions 50 000 euros, placés à 2 %, soit 1 000 € d'intérêt annuel : notre revenu réel dépend entièrement de l'inflation. S'il n'y a pas eu de hausse des prix entre le 1er janvier et le 31 décembre, nous disposons effectivement d'un revenu réel de 1 000 €. Si la hausse des prix sur l'année est de 1 %, notre revenu réel n'est que 500 €. Il est nul si l'inflation atteint 2 %. Et il est négatif (perte de 1 000 €) si la hausse des prix atteint 4 %. Pourtant le fisc considère imperturbablement les 1 000 € d'intérêt comme un revenu imposable (sauf si la forme de placement utilisée bénéficie d'une exonération, comme le livret A).
Généralisons. Les revenus des placements, qu'ils soient financiers ou immobiliers, ont une particularité par rapport à ceux du travail : ils sont la somme de deux composantes, le revenu nominal annuel et la plus ou moins-value du capital, qui dans bien des cas ne se concrétise que lors de sa cession. Une fiscalité équitable se doit de tenir compte de ces deux composantes, et de calculer la plus ou moins-value déduction faite de l'érosion monétaire, car si celle-ci n'est pas nulle, et si l'on retrouve le même montant nominal un an ou dix ans après avoir placé son argent, on a subi une perte de pouvoir d'achat — une moins-value réelle.
L'épargne liquide, du fait que la valeur nominale du capital reste inchangée en l'absence de versement ou de retrait, subit ordinairement une dévalorisation, plus ou moins importante selon les années. Une partie des intérêts a simplement pour effet de compenser cette moins-value réelle ; il arrive même parfois que la dévalorisation du capital ne soit pas couverte par les intérêts. Une juste fiscalité, au lieu de faire abstraction de ces moins-values, devrait les déduire des intérêts. Pourquoi ne pas supprimer l'exonération fiscale dont bénéficient les intérêts de certains livrets, et inclure dans le revenu imposable, pour tous les livrets (et pour tous les FCP et SICAV de trésorerie ), la différence entre ces intérêts et la moins-value réelle sur le capital ? Dans les années 1950 les calculs auraient été trop lourds, mais aujourd'hui l'informatique aplanit complètement cette difficulté. Et la réduction du nombre de livrets (pourquoi beaucoup d'épargnants ont-ils des livrets B en sus des livrets A ? le fisc est seul responsable de cette coûteuse complication) procurerait des économies de gestion appréciables.
Pour l'assurance-vie en euros, qui est avant même l'épargne liquide la première composante de l'épargne financière en France, la même solution est praticable : les prélèvements fiscaux et sociaux cesseraient de porter sur les intérêts nominaux, qui ne sont pas un revenu net ; ils seraient calculés sur le revenu réel : intérêts moins perte de valeur réelle du capital nominal. Quant aux privilèges fiscaux de l'assurance-vie (toutes variétés confondues), ne vaudrait-il pas mieux les supprimer pour les nouveaux contrats ou les nouveaux dépôts, quitte à diminuer le taux d'imposition sur les successions qui ne sont pas en ligne directe ? Moins de niches, une fiscalité plus respectueuse des réalités, et des taux d'imposition moins élevés, ne serait-ce pas une bonne stratégie d'ensemble , cette stratégie dont l'IGF déplore l'absence ?
En ce qui concerne les actions, cotées ou non, l'imposition des plus-values pourrait de même porter sur la réalité, c'est-à-dire les gains de pouvoir d'achat et non les gains nominaux. Les moins-values devraient, comme les plus-values, être pleinement prises en compte : s'il est injuste de stimuler par une déduction fiscale la souscription au capital des petites entreprises, il l'est tout autant (mais en sens inverse) d'ignorer la perte subie par l'actionnaire dont la société est mise en liquidation et qui perd souvent la totalité de sa mise. Investir peut déboucher sur des pertes, c'est-à-dire sur un revenu négatif, qui devrait en bonne justice être déduit du revenu imposable à la CSG et à l'impôt sur le revenu.
Débloquer l'offre foncière
Et puis il y a l'immobilier, composante principale du patrimoine des ménages. L'IGF s'est limitée aux placements financiers, ce qui est dommage, car chacun arbitre entre la finance et la pierre : la toilette des niches fiscales et des injustices fiscales dans le domaine du logement et du foncier ne peut pas en bonne justice être laissée de côté. Les lois qui, périodiquement, inventent un nouveau dispositif d'aide fiscale, servent en définitive surtout à favoriser la spéculation (foncière et immobilière), et à permettre la vente de programmes de qualité ou de rentabilité médiocre [1]. Il ne serait pas correct de revenir sur les engagements de défiscalisation concernant des programmes déjà réalisés, ou en cours, mais du moins ne créons pas de nouvelles niches fiscales immobilières !
Mais, dira-t-on, ne faut-il pas que l'État favorise la construction de logements, puisqu'on en manque ? Pas du tout ! Il serait autrement plus efficace qu'il s'abstienne de provoquer une hausse continue et incroyablement forte du prix des terrains à bâtir en laissant les municipalités geler, à l'aide de plans locaux d'urbanisme très malthusiens, la majeure partie des terrains disponibles. La chance qu'a la France par rapport à la plupart de ses voisins – disposer de bien plus de surface par habitant – est stupidement gâchée ; les niches fiscales relatives à l'immobilier ne servent qu'à faciliter l'enrichissement de ceux qui ont la chance de voir leur terrain rendu constructible avec un coefficient d'occupation des sols convenable – et de ceux qui parviennent à ce résultat autrement que par l'effet du hasard.
La direction à suivre est donc simple : il faudrait débloquer l'offre foncière en posant comme principe non plus le caractère inconstructible des terrains n'ayant pas fait l'objet d'un classement spécial, mais le droit de construire partout, sauf interdiction dûment motivée, et à condition bien entendu de respecter des règles d'urbanisme et de participer aux frais d'aménagement (voirie, etc.). Ce simple déblocage aurait davantage d'effets positifs sur la situation des jeunes ménages à la recherche d'un logement que toutes les niches fiscales immobilières.
De manière plus générale, la plupart des niches fiscales et sociales pourraient être supprimées si le législateur faisait disparaître la foule immense des blocages malthusiens, des tracasseries et des abus de pouvoir qu'il a instaurés, ou laissé s'instaurer, au fil des ans. Si la rupture avait été plus qu'un slogan éphémère, elle aurait eu là un beau champ d'action.
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon III.
[1] Le secrétaire d'Etat au logement vient d'annoncer une prochaine baisse du plafond de loyer du Scellier , comme il dit, c'est-à-dire des logements bénéficiant du dispositif fiscal qui porte le nom de ce député – ancien directeur divisionnaire des impôts – parce que, ces plafonds étant nettement supérieurs aux prix de marché de la location, ils servent aux promoteurs, en combinaison avec la défiscalisation, à faire miroiter aux investisseurs une rentabilité illusoire (Les Echos, 26 août 2010).
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