Article rédigé par Jacques Bichot, le 03 décembre 2011
Lundi fut en Italie le « jour des bons du trésor » : à l’instigation d’un chef d’entreprise, Giuliani Melani, qui a su entraîner l’Association bancaire italienne, ce lundi les banques n’ont pas prélevé de commission sur les achats de titres publics effectués par les particuliers. But de cette opération largement médiatisée : montrer que les Italiens peuvent détenir eux-mêmes, directement, ces titres qui brûlent les doigts des investisseurs institutionnels. « Après tout, l’Etat c’est nous », explique Giuliani Melani [1].
La semaine précédente, en Belgique, l’Agence de la dette avait lancé un petit emprunt d’Etat auprès des particuliers, au moment même où Standard & Poor’s dégradait la note du pays [2]. Et, selon Le Figaro du 28 novembre 2011, « après la Belgique, la France pourrait se décider à lancer, elle aussi, un grand emprunt accessible aux particuliers ».
Dans le même temps, Henri Lachmann, Président du Conseil de surveillance de Schneider Electric, écrivait une tribune dans Les Echos où il explique que « la durée moyenne de détention des actions du CAC 40 est inférieure à six mois. Or l’entreprise a besoin de stabilité, pas d’instabilité, et d’investisseurs de long terme qui l’accompagnent dans le temps. » Concrètement, le souhait de H. Lachmann ne pourra être réalisé que si la détention directe d’actions par les ménages, qui s’est beaucoup réduite, reprend de l’ampleur car, mis à part une minorité de « boursicoteurs », les particuliers gèrent plutôt « en pères de famille », conservant durablement les titres des sociétés qui leur paraissent sérieuses.
Trois ou quatre alouettes ne font pas le printemps, et le retour du soleil pour la détention familiale de valeurs mobilières (actions et obligations) ne se fera pas en deux temps trois mouvements, mais il se pourrait que nous ayons atteint le creux de la vague et que, dans les années à venir, la population retrouve un rôle qui lui a été confisqué pendant deux ou trois décennies par les investisseurs institutionnels nationaux et internationaux, au sens large du terme : Fonds de pension, fonds souverains, hedgefunds, assureurs, SICAV et autres mutualfunds, banques, etc..Une telle évolution serait bénéfique à plusieurs égards.
Inconvénients de la ploutocratie financière
La ploutocratie financière – entendons la prééminence des organismes qui gèrent des portefeuilles de grande taille, s’interposant ainsi entre les épargnants et les entreprises, Etats et autres agents à besoins de financement – présente en effet de sérieux inconvénients. On a beau vanter la qualité de la gestion d’actifs réalisée par des « professionnels », la réalité est moins brillante. Les gestionnaires d’actifs, pour se faire apprécier, et justifier leurs émoluments, doivent montrer qu’ils saisissent toutes les occasions de faire faire de bonnes affaires à leurs mandants, et pour cela ils multiplient les achats et les ventes. Pour eux, les titres constituent une simple matière première ; la valeur ajoutée provient des opérations auxquelles ils se livrent.
Un gestionnaire d’actifs, comme un trader, prouve son excellence, et gagne sa vie, en faisant des « aller-retour » bénéficiaires et en réduisant les risques par une diversification du portefeuille. Chaque trimestre il est évalué, jaugé : les résultats à court terme sont pour lui essentiels. Il lui faut si possible « battre le marché » : cela est impossible à tous (a-t-on déjà vu une classe où tous les élèves ont une note supérieure à la moyenne de la classe ?) mais cela justifie une multiplication des opérations, où les uns gagnent tandis que les autres perdent. Ce mouvement brownien dissipe beaucoup d’énergie : les frais de gestion annuels des portefeuilles sont souvent proches de 1 % de la valeur totale des actifs gérés, et parfois nettement plus élevés. Il est plaisant, sachant cela, de voir de doctes personnages dire que 1 % de commission de placement des obligations d’Etat auprès des ménages, amortissables sur la durée de vie de l’emprunt (coût : 0,1 % par an pour un emprunt décennal, les plus courants) constituent une dépense insupportable, qui justifie le recours exclusif aux procédures d’adjudication auprès de quelques dizaines de « grossistes ». En fait, la gestion institutionnelle de l’épargne est passablement onéreuse ; je ne serais pas étonné que les calculs, si on les faisait, montrent qu’elle est plus onéreuse que la gestion individuelle.
La ploutocratie déshumanise la finance
Ceci n’est pas négligeable, mais le point décisif est la façon dont une gestion collective considère les titres composant le portefeuille : ce sont des marchandises, des biens dépourvus d’épaisseur humaine. Quand en 1914 les Français et les Allemands souscrivaient, de chaque côté du Rhin, les emprunts de la défense nationale, leur comportement était patriotique avant d’être financier. Certes, des malheurs eussent peut-être été évités si nos ancêtres avaient fait la grève du bas de laine, s’ils avaient refusé d’apporter au guichet des deux Trésors publics leurs pièces d’or et d’argent, mais cet exemple nous montre que prêter n’est pas une opération humainement « neutre » : on apporte son soutien à une cause, bonne ou mauvaise ; on parie sur une entreprise ou un Etat, considérant qu’elle ou il a les qualités requises non seulement pour rembourser, payer des intérêts, servir des dividendes, mais aussi pour inventer de nouveaux médicaments, contribuer à résoudre le délicat problème de l’approvisionnement du monde en énergie, fournir une information de qualité, gagner les batailles, ou construire de bonnes infrastructures.
Bref, l’épargnant a vocation à être un investisseur – une personne qui choisit à quel organisme elle va contribuer à donner les moyens de se développer, non seulement parce qu’elle le pense capable de gagner de l’argent, mais aussi parce qu’elle considère son activité comme globalement bonne, utile à l’humanité ou à son peuple. C’est cette qualité qui est déniée à l’épargnant par l’obligation qui lui a été faite de passer par l’intermédiaire des « investisseurs institutionnels » que l’on observe aujourd’hui, non seulement de facto, mais aussi, en partie, de jure. L’épargnant est dépouillé de tout ce qui, dans sa situation, ne se résumerait pas à l’argent abstrait et anonyme.
La finance vraiment responsable
Certes, il existe des fonds qui n’investissent que dans des activités dites « socialement responsables » : pas d’actions de sociétés fabriquant des armes ou gérant des casinos ! C’est gentil, mais cette moralisation reste très superficielle. D’abord parce que je peux, en tant que citoyen, et sans désaccord avec ma foi chrétienne, prendre au sérieux le dicton « si vis pacem, para bellis », et investir en conséquence dans Dassault ou Thalès. Ensuite et surtout parce que la morale de l’épargne consiste avant tout à considérer chaque organisme auquel on apporte des moyens pour se développer comme un partenaire, et non comme une vache à lait. C’est une éthique du respect : le débiteur ou l’émetteur d’actions n’est pas seulement un moyen pour arriver à mes fins d’enrichissement personnel, il est une personne physique ou morale qui a des objectifs et auquel j’apporte une participation en vue de la poursuite de ces objectifs. C’est aussi le principe de l’affectio societatis, une relation qui n’est pas un mariage, mais qui va bien au-delà de la simple passade. Cette affectio societatis dont H. Lachmann, dans l’article cité plus haut, explique combien elle est nécessaire pour avoir des entreprises fortes – capables par conséquent de se développer, de créer des emplois et de rendre beaucoup de services à leurs clients.
Pour éviter que les actionnaires ayant une véritable affectio societatis ne deviennent une espèce en voie de disparition, certaines grandes entreprises se mettent à donner un bonus aux actionnaires nominatifs (c’est-à-dire ceux dont les titres sont inscrits à leur nom sur un registre de l’entreprise) ayant par exemple plus de deux années d’ancienneté. Cela montre que la stabilité de l’actionnariat n’est pas un vœu pieux : des « patrons » estiment qu’elle rend suffisamment service à l’entreprise pour qu’elle ait intérêt à la rémunérer. Or la détention des titres, actions ou obligations, par des fonds d’investissement en tous genres, induit le plus souvent une gestion de portefeuille activiste : Warren Buffet, qui a pour règle de conserver durablement en portefeuille les sociétés dont la gestion le satisfait, est l’exception dans un monde où il s’agit surtout de prouver son habileté à tirer parti des fluctuations à court terme.
Comment l’intermédiation ploutocratique fait triompher l’égoïsme
Certains particuliers sont boursicoteurs. Mais plus nombreux sont ceux pour qui l’épargne consisterait assez naturellement à accorder leur confiance de manière durable aux organismes (entreprises, mais aussi Etats, villes, etc.) qui à la fois leur semblent faire œuvre utile et présentent des bilans, des comptes d’exploitation et des perspectives d’avenir de bonne qualité. Or ces personnes sont dirigées aujourd’hui vers des fonds (SICAV, assurance vie, fonds de pension, etc.) qui boursicotent à leur place, estimant avoir pour seul mandat de dégager la plus forte rémunération possible pour leurs clients. Autrement dit, l’égoïsme gagne la partie : des personnes raisonnablement altruistes confient leur argent à des organismes dont les employés ont comme seul devoir de gagner de l’argent sans prendre des risques excessifs ni violer les lois. Les institutions en place transforment l’altruisme en égoïsme : beau succès pour les structures de péché !
La décision qui a été prise en France, il y a un quart de siècle (1985), de financer l’Etat non plus en proposant des obligations au public, mais en émettant des OAT (obligations assimilables du trésor) par adjudication auprès d’un nombre limité de « spécialistes en valeurs du trésor », est typique … et catastrophique : elle exclut en pratique la détention directe de ces titres par les ménages. Les hauts fonctionnaires du Trésor trouvent commode de n’avoir comme « clients » que quelques douzaines de très gros établissements, et comme interlocuteurs des dirigeants ayant une formation et une culture semblables à la leur. Le peuple est anonyme, peu éduqué, il ignore les us et coutumes de la ploutocratie. Pour Monsieur Durand, un milliard ne veut strictement rien dire, alors que c’est l’unité de compte utilisée par les membres de l’aristocratie de la finance. Rester entre gens de bonne compagnie, entre personnes qui ignorent le prix du ticket de métro mais sont incollables sur les « produits de taux », c’est tellement plus agréable !
Pourquoi ne pas essayer la démocratie financière ?
Voilà comment « les marchés », nom communément donné à la ploutocratie financière, ont remplacé la démocratie de l’épargne. Il faut donner ou redonner la voix au peuple, lui permettre de choisir davantage lui-même les organismes auxquels in fine est confié son argent. Certes, il faudra toujours des banquiers pour accorder des crédits d’un côté, et recueillir de l’autre une partie de l’épargne : nous ne sommes pas en train de faire le procès de l’intermédiation, mais du « tout-intermédiation », des excès d’intermédiation.
Ou plutôt, positivement, nous appelons au développement de la finance directe. Les Français devraient pouvoir prêter directement à leur pays, sans passer par des sicav ou des assurances vie qui mélangent cette dette avec toutes sortes d’autres dettes publiques et privées. Les techniques qui ont pour effet de dissimuler à qui est réellement destiné l’argent épargné sont dangereuses et conduisent à déshumaniser la finance, comme on l’a vu il y a quelques années avec la titrisation des crédits subprime. Dettes, créances et actions sont des relations entre les hommes ; les traiter comme des « produits », des choses anonymes, revient à nier la primauté de l’homme en économie, et ce qui en résulte n’est pas beau à voir.
Nos dirigeants ont depuis trente ans très mal géré les finances du pays ; mais nous sommes embarqués, cette dette existe et pèse sur nos épaules et celles de nos enfants ; alors pourquoi ne pas la porter nous-mêmes, directement, au nom d’un patriotisme qui n’exclut pas, bien au contraire, d’exiger des comptes ? La ploutocratie financière, celle qui dit à l’épargnant « cou-couche-panier, ne viens pas te mêler de nos émissions », a fait beaucoup de mal ; pourquoi ne pas essayer la démocratie financière ?
[1]Les Echos du 30 novembre 2011.
[2]La Croix du 28 novembre 2010.
* Jacques Bichot, économiste, est vice-président de l’association des économistes catholiques.